Pour un projet de transformation démocratique et sociale en Corse.
En obtenant la majorité absolue à
l’élection territoriale de décembre dernier - 56,5% des suffrages exprimés -
les nationalistes confirment leurs résultats à l‘élection municipale de mars
2014, avec la conquête de plusieurs dizaines de municipalités dont la ville de
Bastia, ainsi que leur première victoire à la territoriale de 2015 et leurs
résultats à la législative de juin 2017 avec l’élection de trois députés sur
quatre.
2014-2017 :
un tournant historique
Certains
relativisent cette nouvelle progression en arguant d’un taux d’abstention élevé
au second tour de l’élection territoriale, 47,4%. Mais contestent-ils la
légitimité de la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale, issue d’un
scrutin marqué au second tour par une abstention nationale supérieure de dix
points à celle observée au second tour de l’élection corse.
La
période 2014-2017 constitue un tournant dans l’histoire contemporaine de la
Corse. Elle assoit l’implantation électorale des nationalistes et confirme le
déclin des clans qui structuraient la scène politique insulaire depuis
plusieurs décennies. A gauche, le clan Zuccarelli battu à Bastia lors de la
municipale de 2014 par la liste de Gilles Simeoni et le clan Giacobbi
désormais absent de l’Assemblée nationale et de l’Assemblée de Corse. A droite,
le clan de Rocca de Serra défait à l’élection cantonale de 2011 dans son fief
historique de Porto-Vecchio par le nationaliste Jean-Christophe Angelini. A
nouveau battu lors de la législative de 2017 par un nationaliste, Paul-André
Colombani.
Enfin
félicitons-nous de l’échec de l’extrême-droite lors de cette dernière
territoriale. Quelle que soit sa version, jacobine avec le FN, ou se
revendiquant du peuple corse et particulièrement impliquée dans les récentes
agitations racistes et xénophobes, l’extrême- droite ne sera plus représentée à
l’Assemblée de Corse.
Le
cercle vertueux de la démocratie
En
annonçant la fin des attentats en juin 2014, le FLNC a contribué à cette
évolution. Mais il ne faudrait pas pour autant sous-estimer l’engagement
nationaliste dans le combat démocratique bien avant cette annonce. Durant ces cinquante dernières années, les
nationalistes ont participé régulièrement à des élections. Ils se sont fortement
investis dans le mouvement civique et social.
Au
sortir des décolonisations, le nationalisme inspire les jeunes générations. Il se
déploie dans tous les domaines. Sa dénonciation du clanisme et de ses
perversions rappelle que le droit de vote et d’être élu demeure une conquête
des citoyens. Son implication dans le riacquistu (1) ou pour la
réouverture d’une université en Corse porte l’espoir d’une identité ouverte,
fondée sur un nouveau droit linguistique, le développement culturel et le droit
à l’éducation. Sa contribution aux luttes sociales, avec le syndicat des
travailleurs corses devenu le premier syndicat de salariés dans l’île,
accompagne l’émergence d’un salariat urbain… Au fil du temps, le nationalisme
étend progressivement son hégémonie politique et culturelle sur la société
corse. Ne pas prendre en compte cette influence sur le développement
démocratique à l’œuvre depuis les années 1970, c’est ne pas voir un des
fondements de la question corse : l’affirmation progressive d’une nouvelle
société politique.
La
fabrication d’un nouvel imaginaire politique
En effet
depuis la fin des années 60, un renouveau démocratique travaille la société
corse. De même, une succession d’évènements de nature diverse s’entremêlent ;
d’une part des attentats mais aussi des assassinats, d’autre part des
manifestations de rue, des actions devant la justice, des grèves, des débats
publics... Hors de l’île, la représentation d’une société chaotique, désordonnée,
violente domine, conséquence selon un rapport parlementaire établi au lendemain
de l’assassinat du préfet Erignac, de « l’attitude ambigüe que les Corses
observent à l’égard du droit et, plus généralement, à l’égard des règles
d’organisation d’une société démocratique moderne. » (2) On sait ce
qu’il adviendra de cette caricature et de la restauration de l’état de droit
préconisée dans ce rapport puis confiée à un préfet, Bernard Bonnet, visant par
tous les moyens à déstabiliser la société corse pour mieux la soumettre au
droit exclusif de l’Etat.
Durant
cette période, un demi-siècle, la société politique corse qui émerge n’est pas
prisonnière des agitations. Elle s’émancipe. Elle se réapproprie une histoire
plus lointaine. Elle met en scène les révolutions démocratiques corses du
dix-huitième siècle, la Constitution de Pascal Paoli, la conquête française… La
citation de Jean-Jacques Rousseau « J’ai le sentiment qu’un jour, cette
petite île étonnera l’Europe » devient une référence (3). Dans
les consciences, un nouveau temps historique se déploie. Une continuité
s’établit entre le temps présent, celui d’un bouillonnement démocratique, et
une histoire plus lointaine. La certitude de partager un destin commun dans la
longue durée devient une conviction partagée au-delà du nationalisme : « La
Corse fabrique des Corses ».
Pendant un temps, la gauche comprend ces
évolutions. Le 12 avril 1989, devant l’Assemblée nationale, Michel Rocard,
premier ministre, déclare : « Votre question me permet d'exprimer aujourd'hui
mon sentiment profond… sur ce que l'on a appelé ici ou là le problème corse… Le
mal… vient de loin. Il est donc nécessaire de rappeler les raisons de la
situation actuelle. La France a acheté les droits de suzeraineté sur la Corse à
la République de Gênes, mais il a fallu une guerre pour les traduire dans les
faits. ». Et d’ajouter : « Pendant que nous construisions, sous
la Ill e République, notre démocratie locale, nos conseils généraux, nos
libertés communales, la Corse était sous gouvernement militaire. » (4).
Le 2 mai 1990, l’article 1er du projet de loi du ministre de
l’intérieur Pierre Joxe reconnaît « le peuple corse, composante du peuple
français » (5). Le Conseil constitutionnel (6)
censurera cette formule symbolique.
Mais peu importe cette décision face à
« un peuple...qui malgré les incertitudes et les doutes, s’invente dans de
nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit
contribuer » (7). Trente années ont passé. Le peuple corse
demeure un projet de société.
Il
faut savoir raison garder
Aujourd’hui,
la situation corse lorsqu’elle est perçue comme un syndrome catalan désoriente
bien des esprits. Les amalgames l’emportent alors sur la capacité à distinguer
des situations différentes. La capacité à agir sur le réel est aussi atteinte.
Pour la Corse, l’Etat va-t-il se laisser gagner par cette mauvaise
fièvre ?
Certains
tenants de l’ordre établi tirent en arrière en s’appuyant sur quelques relais
politiques locaux afin de diviser pour mieux régner. A la veille des élections
territoriales, ils procèdent au transfert autoritaire d’une compétence sur le
logement social à la Communauté de communes du pays ajaccien au détriment de la
Collectivité de Corse. Le clanisme est sur le déclin mais les candidatures à un
néo-clanisme ne manquent pas. Les mêmes veulent maintenir une tutelle de l’Etat
sur la Corse : le décret instaurant une Chambre des territoires de Corse
dans le cadre de la création de la Collectivité unique ne prend en compte aucun
des avis émis par l’Assemblée de Corse même lorsqu’il s’agit simplement
d’améliorer la parité hommes femmes au sein de cette institution. Ce sont
toujours les mêmes qui parient sur un échec de la majorité nationaliste dans la
mise en œuvre de la nouvelle collectivité unique.
Dans le
même temps, l’Etat annonce une possible inscription de la Corse dans la
Constitution et un droit de différenciation dans l’application de la loi pour
toutes les régions, semblant hésiter entre une reconnaissance de la singularité
corse au plus haut niveau de la loi et une banalisation de la question corse,
une région comme les autres. Il rappelle systématiquement des lignes rouges à
ne pas dépasser.
« Gouverner,
c’est prévoir » dit-on. Que ceux qui ont en responsabilité la conduite de
l’Etat fassent leur cette devise. Ou bien ils considèrent la Corse comme une
ligne Maginot et les Corses comme des ennemis intérieurs. Ou bien ils entendent
les aspirations des Corses à plus de droit, plus de responsabilité et davantage
de maîtrise de leur destin.
Construire
des temps d’avenir
L’Etat
peut changer rapidement de trajectoire. En contribuant à l’apaisement par la
simple application de la loi en matière de liberté conditionnelle, de fin de
peine de sûreté et de transfèrement en Corse pour tous les prisonniers
politiques. En décidant d’engager un dialogue sans tabou avec l’Assemblée de
Corse. Dès lors, chaque partie devra avoir en conscience sa part de
responsabilité dans le devenir de ce dialogue. Répondre à la fois à un
impératif démocratique - à terme, renoncer à la clandestinité et en finir
avec la répression politique et l’antiterrorisme. Répondre également à un
impératif de solidarité - rétablir
au plus vite une situation sociale normale, l’accès aux droits pour des
dizaines de milliers de personnes victimes de la précarité voire de la grande
pauvreté pour un Corse sur cinq.
Nous
vivons dans un monde mondialisé et interdépendant. Et dans ce monde-là,
l’émergence de nouveaux espaces politiques infra et supra-étatiques ainsi que
la constitution de firmes transnationales réduisent la vision d’un Etat seul
souverain dans son palais à un mirage. Doit-on pour autant constater les
migrations dangereuses pour les victimes de la guerre et de la misère, le
saccage de notre environnement, le recul de la diversité culturelle et
linguistique comme autant de fatalités ? Ce serait ignorer les résistances
et les transformations à l’œuvre. Ce serait abdiquer toute citoyenneté et
démissionner de nos responsabilités envers les générations futures. Le débat
sur la Corse relève de cette dimension.
La Corse est à un tournant historique, écrivons-nous plus haut. La
question de la société politique corse, à la fois la citoyenneté en Corse et
celle son déploiement institutionnel, doit être abordée clairement. Dans notre
monde, poser la question d’une responsabilité partagée avec l’Etat, c’est
vouloir répondre à la nécessité de nouvelles régulations démocratiques au
niveau local. En ce sens, un pouvoir législatif peut être attribué à la
Collectivité unique en relation par exemple, avec les compétences d’aménagement
et de développement de l’institution.
Si ce pouvoir est attribué à l’Assemblée de Corse, alors il
faudra en tirer toutes les conséquences en terme de citoyenneté, et donner le
droit de vote et d’être élu à celles et ceux qui sont installé-e-s durablement
dans l’île, quel que soit leur lieu de naissance ou leur lignage.
Mais
l’impératif démocratique est indissociable de l’impératif de solidarité. Ici
comme ailleurs, l’abstention s’explique principalement par le désengagement de
citoyens victimes de la raison économique. La Collectivité de Corse peut être
mise au service d’un projet de transformation démocratique et sociale. La
citoyenneté sociale n’aura d’existence que si elle se traduit par une
participation effective de tous les citoyens à la définition, au suivi et à
l’évaluation des politiques publiques mises en œuvre par cette Collectivité.
Dans le prolongement du développement démocratique à l’œuvre depuis cinquante
ans, il s’agit d’organiser l’agora du XXIe siècle, « l’agir
ensemble » qui permettra de réinventer le rôle des institutions de la
République afin de mieux lutter contre les inégalités et de promouvoir la
diversité culturelle et linguistique.
« Lorsqu’on veut changer les choses et
innover dans une république, c’est moins les choses que le temps que l’on
considère » Faisons nôtre cette réflexion de La Bruyère (8).
Considérons que des temps nouveaux, des temps d’avenir sont plus que jamais à
l’ordre du jour. Mais dans
l’immédiat, il revient au gouvernement de répondre à la main qui lui est
tendue.
(1)
En français, la « réacquisition ».
Important mouvement social de réappropriation de la culture et de la langue
corse (création de chants et de groupes polyphoniques, de pièces et de troupes
de théâtre, multiplication de publications, universités d’été pour la
réouverture de l’université de Corse…)
(2) « Corse, l’indispensable sursaut » (rapport fait
sur l’utilisation des fonds publics et la gestion des services publics en Corse
adopté par l’Assemblée nationale le 2/9/2018)
(3) « Le contrat social » de Jean-Jacques Rousseau
(4) Journal officiel de la République française – débats
parlementaires – Assemblée nationale (Année 1989. N° 7A.N. (C.R.) – Jeudi 13
avril 1989)
(5) Projet de loi portant statut de la collectivité
territoriale de Corse.
(7) « L'image-temps » de Gilles Deleuze (Extrait repris dans
l'introduction du « Manifeste pour les produits de haute nécessité » d’Ernest
Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant,
Guillaume Pigeard de Guibert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean Caide
William)
(8) « Les caractères » de Jean de La Bruyère