La rubrique de Francine DEMICHEL, professeur de droit à la retraite, membre du bureau de la section corse de la LDH

Danielle Casanova ou la force de vie

« J’ai du soleil plein le cœur »

Elle aimait la vie, rire avec ses amis, sa famille, son mari, dans sa Corse natale, notamment à Piana, son village familial.
Elle naît le 9 janvier 1909 à Ajaccio. Elle meurt le 9 mai 1943 à Auschwitz. Elle a 34 ans. Elle est arrêtée le 15 février 1942 par un coup de filet préparé de longue date et qui concerne 116 autres militants, dont Gérard Politzer, Jacques Decour, Marie-Claude Vaillant-Couturier. La police française participe activement à cette opération de chasse aux « terroristes ».
I : La résistante : Une combattante martyre
Dans la résistance, les femmes sont nombreuses et actives, notamment comme agents de liaison. Mais elles sont restées historiquement invisibles. En raison d’une non concordance, d’une non correspondance entre leurs positions et les dispositions qu’elles ont prises dans leurs activités. Les femmes produisent dans le système mais ne le reproduisent pas.
Pourtant, elles furent l’âme de la résistance, à la prison de la Santé où elles accompagnent les condamnés à mort en chantant la Marseillaise. Elles font des bulletins quotidiens. Ainsi Danielle Casanova faisait le sien journellement sur les nouvelles du jour. Elle prend très vite la tête des groupes de femmes en prison, à la Santé et à Romainville, traduisant un extraordinaire courage. Les femmes emprisonnées aident les hommes à supporter cette attente en enfer. Ainsi, Danielle Casanova donne le signal de casser toutes les vitres afin de pouvoir se parler et chanter, pour aider à mourir ces hommes qui étaient condamnés au poteau d’exécution.
Dans le camp de Romainville : « Nous ne sommes jamais tristes. La souffrance n’attriste pas, elle donne des forces. Si le ventre est creux, toujours bon pied, bon œil…Ils n’arriveront jamais à nous ravir la flamme qui réchauffe nos cœurs. »
Ces femmes croyaient à la victoire. Stalingrad avait eu lieu, le débarquement allié en Afrique du Nord, la France libre de De Gaulle, la progression des troupes de l’URSS, les sabotages…
Le 9 janvier, elle a 34 ans et toute la prison du fort de Romainville la fête. Elle aurait pu se faire transférer dans une prison du sud de la France. Elle refuse, ne voulant pas se séparer de ses camarades. Son journal manuscrit (« Le patriote de Romainville ») a une énorme influence morale sur ses compagnes de captivité. Elle fait des « conférences » sur la situation politique et organise pour le jour de l’an une pièce de théâtre pur maintenir le courage des prisonnières.
Le 23 janvier, elle est envoyée avec 230 femmes en déportation. De ces 230 femmes, seules 49 reviendront vivantes.
Arrivée au camp d’Auschwitz, elle est immédiatement affecte au cabinet dentaire. Elle évita ainsi les corvées, les coups et le travail forcé. Elle entre immédiatement en contact avec la résistance du camp. Elle sait tout ce qui se passe dans ce camp de la mort. Le 6 mars meurt son amie Maï Politzer. Elle meurt elle-même le 9 mai, du typhus. Seules trois femmes survivront au typhus.
« Hélas les terribles semailles
Ensanglantent le long été
Cela dure trop, écoutez
On dit que Danielle et Maé
Les mots sont nuls et peu touchants
Maé et Danielle. Y puis-je croire
Comment achever cette histoire
Qui coupe le cœur et le chant. »
Louis Aragon, le Musée Grévin
 Vincentella Pereni - nom de naissance de Danielle Casanova - va faire des études dentaires à Paris, où elle rencontre son futur mari,  Laurent Casanova : communiste avant lui, elle le fit adhérer. Elle multiplie les comités féminins, organise des manifestations, des défilés de protestations, regroupe les familles de prisonniers de guerre. Elle prend très vite la tête de tout le mouvement de la jeunesse communiste, diffuse la presse communiste clandestine (car depuis août 1939 toutes les organisations communistes sont interdites et les élus communistes déchus de leur mandat).
Clandestine à Paris, elle s’efforce d’avoir une vie normale.
« Nous ne vivons que pour la lutte. ».
Avant de mourir, elle dit à Marie-Claude Vaillant-Couturier : « Mon cœur est un cimetière. Je sais que je vais mourir. Tu diras aux amies que moi aussi je suis morte pour la France. ». Cette résistance active dès 1940, avec d’autres femmes qui seront déportées et mortes dans les camps, entre dans la clandestinité et manifeste un courage et un optimisme exemplaires.
II : La communiste : la militante symbolique
Intellectuelle, cultivée, elle adhère aux jeunesses communistes en 1928.
Dans les années 30, le PCF développe une importante politique culturelle, héritière des Lumières et du jacobinisme. Appartenant au clan Landry, les parents de Danielle Casanova, deux instituteurs, sont laïques et républicains. Elle y apprend à se battre pour la liberté.
A la mort de Gabriel Péri, quand il fut fusillé, le 15 décembre 1941, elle écrira un long vocero de deuil contre ses assassins : « Malédiction sur les barbares allemands. Nous ne les verrons plus, mais éternellement, leur souvenir vivra en nous. Portons le deuil de tous les martyrs innocents… Jurons de les venger. »
Un communiste, c’est quelqu’un qui rêve de révolution et de rupture, et qui participe à l’action politique quotidienne pour lutter contre les injustices.
Qu’est-ce que la politique communiste à cette époque ? Plus que la gestion du pouvoir d’Etat, c’est la reconfiguration du visible, du pensable et du possible. Le PCF est devenu un lieu de mémoire : la mémoire est une dimension capitale de l’identité du PCF de l’époque. Une mémoire parfois mythique, mais toujours une mémoire militante, anthropologique, avec ses rites, ses codes, ses traditions et ses symboles. La lutte politique, c’est aussi une lutte pour l’appropriation des mots : résistants, fusillés…
Il n’est pas de stratégie sans mémoire. On part de ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité pour aller de l’avant. Entre  le nouveau et l’ancien, on recommence toujours par le milieu, ce milieu composé d’hommes et de femmes comme Danielle Casanova. Le communisme n’est pas vécu à cette époque comme une opinion sur l’espace marchand des opinions, c’est une volonté de résistance et de rupture.
Dans ce cadre symbolique, distinguant le nécessaire et le contingent, Danielle Casanova agit dans le cadre du mouvement international de la jeunesse communiste, prend la direction de l’Union des Jeunes Filles de France ( 1936), mouvement féministe autonome, en avance sur son temps, ouvert à toutes et tous les ami.e.s de la liberté. Cela traduit très fortement une volonté d’insérer les jeunes femmes dans la vie politique.
Plus largement, le PC veut être l’incarnation symbolique de la lutte de la classe ouvrière pour l’émancipation de l’humanité. Il cherche à penser la politique, non plus autour de l’Etat, mais autour du mouvement prolétarien, par une pratique d’autoréférence, avec des héros et des héroïnes symboliques, dont fait bien sûr partie Danielle Casanova. Il est instructif à ce propos de relire les Lettres Françaises de l’époque.
III : La Corse : Une figure historique
Que nous raconte aujourd’hui le récit de la vie de Danielle Casanova ? Que l’on ne choisit pas son époque, mais que l’on peut s’y situer et choisir de faire un projet de liberté à partir de ce que cette époque a fait de nous. Devant l’absurde et l’inacceptable on peut décider de ne pas se soumettre, mais de lutter, de résister, et d’exprimer toute sa force de vie.
« Et si c’était à refaire, je referais ce chemin ». (Louis Aragon)
Au-delà de la résistante, au-delà de la militante communiste, c’est une figure de l’histoire corse qui se révèle à travers une morale de vie. Au-delà de la défense de la patrie, au-delà de la fidélité à  un idéal politique, il y a chez Danielle Casanova une morale de vie : il s’agit de ramasser des vérités et d’en faire quelque chose d’intelligible. Refusant l’indifférence, l’utilitarisme des intérêts, sans colère ni peur ni esprit de vengeance, elle exprime un engagement vital, qui fait de tout territoire un espace de solidarité entre proches et prochains.
Sans esprit de sérieux, sans volonté de se comporter en cheffe, sans cette violence qui pose des valeurs comme transcendantes aux libertés, Danielle Casanova nous apprend que les valeurs, aussi essentielles soient-elles, ne peuvent être atteintes qu’à travers la liberté. Elle nous renvoie, en Corse, à une mémoire profonde, enfouie, portée secrètement par une forme de langage, moins une mémoire-nation qu’une mémoire-patrimoine : un bien commun, un héritage collectif.
La sédimentation de la mémoire française s’est nouée autour de l’Etat (Jean Moulin, Simone Veil), à travers une vision conquérante et universaliste dans un modèle impérial et militaire. Ce qui compte dans la morale de Danielle Casanova, ce n’est pas la morale du maître et de l’esclave, mais la morale de la désobéissance, par des actes de contestation et d’insurrection : il faut que la désobéissance produise du droit, par une augmentation de la liberté de tous les autres. On est loin de l’histoire de Colomba, à laquelle certains ont voulu réduire la philosophie des femmes corses, qui est  une morale de vengeance privée. Avec Danielle Casanova, l’individuel rejoint l’universel. La vérité s’accomplit dans le temps à travers une liberté concrète. Le don de soi est liberté et libération. Il est une transmission des libertés entre elles et fait exister le monde pour que l’autre le consomme dans une réciprocité de reconnaissance. Au-delà de la dialectique du maître et de l’esclave, il s’agit non pas de faire ce que l’on est, mais d’être ce que l’on fait ; il s’agit non pas de vengeance, mais de révolte. « Nous sommes condamnés à être libres », disait Sartre. Par ses actes, on crée le monde. Je conserve ce que je suis en inventant ce que je vais être. A travers sa vision optimiste du monde, qui vise à transformer un projet individuel en volonté collective, Danielle Casanova se situe dans son époque, et en même temps elle la dépasse.
Cette manière de penser le politique à partir du sublime, de la générosité, des événements fondateurs, fait partie de la mémoire longue de la Corse, à la fois radicale et interminable. Cette philosophie de l’espérance selon laquelle on peut combattre la peste, en restant vulnérable mais en même temps invincible. La confiance est première, c’est une vertu du risque : il nous faut changer le monde pour changer de monde, à condition de ne pas fermer les yeux sur ce que l’on voit, pour pouvoir faire exister les choses et les êtres en situation. Danielle Casanova nous démontre qu’un individu peut être plus riche en virtualité qu’il paraît, quitte à se réinventer constamment.
On n’oubliera pas cette philosophie du courage, de  la victoire sur soi-même, cette façon d’agir sur l’histoire morale de la conviction et de croire à ce qu’on fait.
Juillet 2023
Francine DEMICHEL

Quand la parole se révolte 

La fonction symbolique du langage ressurgit, les mots perdent leur sens commun, qui est subvertit (« sous les pavés, la plage »). La parole, l’image, deviennent révolutionnaires, sans déboucher sur une révolution. C’est là le paradoxe de la situation de Mai 68.

Mai 68 ce fut le triomphe de l’oralité et de la parole sur les murs des rues. Ainsi, une société toute entière fit la pause dans la course au profit, pour réfléchir sur elle-même. Ce fait rare ne doit pas être oublié : cela engendre une « extension du champ des possibles », un foisonnement de mots imprévisibles, inattendus. Mai 68 fut un moment critique qui restera ineffaçable. De Mai 68, surgit une écriture collective et anonyme, avec des mots nouveaux, violents, sensuels, polémiques, politiques, contestataires, festifs, anti-autoritaires. Mai 68 s’est mis à parler une langue foisonnante, imaginative, spontanée, inédite, épanouie, fusante.

Cette révolte sociale se traduit par un fait majeur, un événement de langage : libertaire, surréaliste, iconoclaste (« inscrivain »), utopiste. La parole y laboure l’histoire, inventive, sauvage, fragile, violente, désenchaînée, palabreuse, explosive, provocatrice, contradictoire.

Avec ces paroles de rupture, de bifurcation, il s’agissait de rendre crédible un nouveau code social. Mai 68 a réussi dans la mesure où les générations post soixante-huitardes parlent et pensent différemment des générations précédentes. Mais la symbolique pro-capitaliste reste puissante, qui conditionne les comportements et les habitudes.

Malgré tout, le code social allait progressivement changer. La majorité redeviendra silencieuse, certes, mais des « minorités » socialement étouffées vont apprendre à s’exprimer : les femmes à travers le MLF, les jeunes de banlieues à travers le rap, les homosexuels, notamment à travers le FHAR…  Mai 68 fut une immense interruption, clôturée par la plus grande grève de l’histoire du mouvement des travailleurs.

La culture capitaliste subsiste comme culture dominante. Mais, de plus en plus, des groupes minoritaires la vivent différemment, en décalage, s’infiltrant dans les interstices d’un système devenu poreux et incohérent. Les mots sont souvent les mêmes, employés par les tenants du pouvoir et par le peuple. Mais leur signification symbolique diverge, d’où l’incompréhension et le fossé entre les représentants et les représentés. Les mots sont reçus de l’Etat, mais leur usage est singulier. Entre le langage du pouvoir et le langage populaire, l’écart se creuse de plus en plus. La société se tribalise. Les riches se protègent, vivent entre eux, les pauvres survivent comme ils peuvent, devenant de plus en plus muets.

Pendant ce temps, les intellectuels se taisent : Sartre, au secours ! La société sait-elle encore penser ? 

Les aspects communautaristes se sont effacés au bénéfice d’un individualisme de conquête. Le rire social, très présent en Mai 68, a peu à peu disparu pour laisser place à la morosité, voire à l’agressivité. Cette parole libérée, qui circulait dans tout l’espace public et privé, a été peu à peu à nouveau confisquée. Aujourd’hui, les conversations ont largement disparu, les bancs publics ont été enlevés, les cafés traditionnels ont peu à peu disparu, où l’on discutait de la politique, de l’art et de l’amour, de la révolution et de l’avenir du monde. La vie se déroulait en palabres sur tout et rien, la foule était devenue « poétique » (Michel de Certeau).

Mai 68 ne fut pas un accident de parcours, mais un événement de rupture, une tentative pour créer de nouveaux principes de vie, l’inauguration d’un langage différent. Cette période critique d’accélération de l’histoire, d’ouverture des possibles, promut le recul des conformismes, des habitudes, des positions affichées. Elle développa une logique du désir, une effervescence créatrice, une volonté de reconstruction du monde social, à travers un recul des routines.

Il ne s’agit plus de ne pas « faire d’histoires », mais au contraire de révéler les contradictions des sujets, l’obligation de choisir son camp et de rejeter les accommodements et les arrangements successifs.

Nous ne devons pas oublier Mai 68, même si tout événement est construit, car il n’y a pas de vérité brute. L’événement ne sait pas spontanément se dire. Son sens est incertain. Il manifeste une « rupture d’intelligibilité » (Gilles Deleuze). L’événement est en lui-même problématique : quelque chose se passe, un devenir survient, son intelligibilité fait problème. Ce qui était impensable devient possible. Mais l’incertitude survient sur le sens de ce qui se passe.

Grâce à la parole qui se fait publique, l’information circule, et, se faisant, elle reconstruit des rapports sociaux, elle structure l’espace public, elle réarticule un monde émietté, éclaté, parcellaire, disjoint. Le langage n’était plus guidé par la production, ni par le souci de productivité, mais la l’esprit critique et le passage au crible de toutes les institutions. La conversation, lente et anodine, reprit ses droits. L’oralité y prit toute sa place, y compris sous la forme de slogans que l’on écrit sur les murs (« il est interdit d’interdire », « la beauté est dans la rue », « soyons réalistes, demandons l’impossible ») et que l’on se répète à satiété dans des rencontres de hasard.

Critiquant la société de consommation, l’idéologie de Mai 68 cherche à rompre le lien entre abondance et émancipation, en contredisant l’utopie libérale selon laquelle la nature se dompte selon les lois de la rentabilité. Mai 68 a ébauché de nouveaux rapports entre le naturel et le social, mettant l’espace au centre des préoccupations du politique. Le concept de nature sera décortiqué par des philosophes post-soixante-huitards, qui dissocieront nature et productivité : Il s’agit de connaître le milieu qui nous environne afin de mieux l’habiter et y subsister. La propriété et la sécurité sont remises en cause, au bénéfice des principes d’égalité et de liberté. C’est sous cet angle que le techno-scientisme de la modernité capitaliste est critiqué. L’esprit de compétition doit être remplacé par une culture du loisir, sans rivalité ni accumulation de biens marchands. Dès lors, sont inacceptables les conquêtes coloniales, les guerres impérialistes, les partages des mers et des terres, selon une logique croissante d’appropriation, d’occupation et de rentabilisation des territoires. La philosophie politique cartésienne de maîtrise et de possession de la nature est contestée, les biens communs (l’air, l’eau, le soleil) doivent devenir des biens publics. La propriété ne doit pas être le principal accès au sol, le bon usage de la terre (« la propriété c’est le vol »). Le droit est remis en cause dans la mesure où il défend avant tout la propriété privée et valide l’occupation des espaces des peuples exploités, l’inégalité structurale du contrat d’échanges marchands. Mai 68 a mis en évidence ce rôle central du droit de propriété, qui est devenu, au-delà de sa fonction primitive jugée protectrice des libertés individuelles, un véritable principe d’accumulation des biens marchands. Dans ce contexte, le travail du non-propriétaire est vécu comme une aliénation. Mai 68 débat autant sur Proudhon que sur Marx. La priorité accordée à la valeur d’échange sur la valeur d’usage, corrélée à l’effet de rareté engendré artificiellement par l’orientation accumulatrice du système économique, produit une recherche effrénée de l’abondance, source de rareté et d’inégalité. L’idéologie technocratique développe le progrès à travers l’abondance, la surconsommation pathologique.

Or, pour Mai 68, la nature n’est plus seulement une ressource économique, n’est plus seulement considérée comme une marchandise dont il s’agit d’organiser la rareté, le manque. Pour les penseurs situationnistes, essentiels pour comprendre Mai 68, la nature doit être considérée en elle-même comme l’espace commun à tous, rompant ainsi avec une certaine tradition réactionnaire qui associait la terre à l’identité traditionnaliste et conservatrice. Devant l’accélération du gaspillage provoquée par l’économie techno-capitaliste, l’idéologie dominante de Mai 68, autour des surréalistes et des situationnistes, privilégie l’aspect esthétique dans la nature et, de façon plus générale, promeut une vision esthétisante de la société, tenue pour une œuvre d’art séparée des rapports de production purement ostentatoire. D’où s’exprimera tout le nouveau langage autour des désirs individuels (« jouir sans entraves »), qui ne seront plus conditionnés par une marchandisation galopante.

Plus largement, ce que dénonce la révolte de Mai 68, c’est le pouvoir politique, l’influence idéologique de la technostructure, sa façon de gouverner dans un monde devenu sujet à risques, un monde des incertitudes Après Mai 68 seront remises en cause très fortement les politiques patriarcales et colonialistes, les certitudes industrielles et productivistes. On n’a pas besoin de l’abondance pour s’émanciper des liens d’exploitation et de domination, c’est – paradoxalement – l’une des grandes leçons de Mai 68. L’hégémonie occidentale, qui repose sur le pouvoir destructeur du marché (cf « Le Kapital »), doit être dénoncée, notamment, quand elle proclame dans une langue d’Etat normalisatrice, une conception de l’autonomie erronée, qui renvoie l’individu seul face au marché. Mai 68 a eu le mérite d’énoncer une promotion du collectif, pas nécessairement structuré, mais « en fusion » (pour reprendre une expression de Jean-Paul Sartre), seul apte à faire vivre la révolte pour une égalité réelle, celle des « égaux », pour une liberté ancrée dans l’espace. Le système capitaliste n’est pas seulement un mode de production, mais un mode de vivre, de résider, d’habiter l’espace. Penser politique, ce n’est plus penser les abstractions de l’idéologie libérale, c’est penser concrètement les formes et processus de la vie quotidienne. Le monde s’exprime autrement, singulièrement, de façon inattendue et inédite.

Il faut continuer à faire de Mai 68 un grand récit contre le pouvoir qui opprime, exploite, aliène, violente les vies. Il faut faire savoir qu’il y a sans cesse, dans la vie, des événements nouveaux, qui bouleversent l’ordre des choses.

« Une impatience. Une exigence. Un pur élan. Un refus. Un mouvement souverain. Une surprise émerveillée. Un état d’ébullition. Une effervescence. Une hardiesse. Une échappée. Une émancipation. Une dilapidation. Une vibration de vie. Une jubilation. Une rupture. Un rêve éveillé. »

Serge Velay, L’Intempestif

Nous ne devons pas oublier Mai 68. 

Francine Demichel

Mai 2023

Vieillir sans Droit                     

Le droit français se désintéresse des âges de la vie, à part l’accès à la majorité. Dans beaucoup de civilisations anciennes, le vieillard est chargé de sagesse, mais pour notre droit il n’existe pas. La vieillesse n’est pas un concept juridique ; la société exclut impunément les personnes âgées de la vie sociale, dans le plus grand silence du droit, avec la complicité de toutes les institutions et procédures. Or, voici un changement majeur qui intervient dans notre droit ; ce n’est pas la capacité individuelle qui détermine l’âge de la retraite, mais bien une loi qui impose une règlementation uniforme de la cessation d’activité. C’est un nombre d’années arbitrairement fixé par le pouvoir politique qui présume une inaptitude au travail. Mais cela signifie-t-il que la personne âgée jouisse d’un droit au repos ? Cela supposerait des pensions de retraite suffisamment conséquentes, pour qu’il n’y ait pas de vieux pauvres, indigents. Et on peut aussi se tourner vers les autres aspects de droit. Quel droit à la culture, quand on est condamné à l’immobilité chez soi ou enfermé dans un EPADH ? Quel droit à la convivialité, quand tout se passe à travers des ordinateurs et du numérique que souvent on ne maîtrise pas ? Quel droit à la vie commune quand le grand âge vous immobilise ?

Avec le coronavirus, le contact physique, le toucher disparaissent. Se toucher, s’embrasser est devenu un luxe. Un certain hygiénisme social s’est transformé en haptophobie et nous éloigne de nos anciennes cajoleries, pourtant essentielles, surtout pour les personnes âgées et les enfants. On sait que le « peau à peau » reste un remède contre la mélancolie.

La vieillesse réapprend la lenteur, la nécessité de se « hâter lentement ». Mais qui écoute les vieux, qui converse avec eux ? L’intergénérationnel s’efface, chaque génération vit entre soi, son langage, ses repères. La transmission se fait de plus en plus difficilement. Seule une logique sécuritaire préside au sort des individus, inutiles, non-essentiels, que sont devenus les vieux, hors de tout débat de société. Le pouvoir improvise avec arrogance une logique sécuritaire et financière pour « traiter » la vieillesse, comme une maladie qui coûte cher à la communauté. Aucun concept juridique démocratique (l’hospitalité, la solidarité) ne vient contrebalancer une logique de l’urgence hygiéniste et de la rentabilité assumée.

L’âge pénètre brutalement dans le droit, en tant que règle irrévocable absolue, incontournable, uniforme. Vieillir dans le travail n’est plus un   choix personnel, mais une contrainte subie, une violence au corps, une atteinte à la vie.

Quand les droits individuels et collectifs régressent, l’Etat de Droit recule. Le droit au repos, avant la vieillesse, en bonne santé, recule. Les inégalités devant l’avenir s’accroissent.

C’est quoi, l’Etat de Droit, sinon des institutions publiques qui garantissent à tous une « égaliberté » (Etienne Balibar) devant le futur, dans un progrès constant des droits individuels et collectifs ? Vieillir au milieu d’un recul généralisé de droits conquis par les luttes, c’est vieillir hors Droit, dans une financiarisation qui massacre les plus faibles, les femmes notamment, les plus fragiles, les moins dotés de capital culturel.

L’Etat de Droit s’effondre, quand la police tire sur des manifestants pacifiques, désarmés, au point de mettre leur vie en jeu, impunément, avec le soutien affiché des autorités gouvernementales. L’Etat de Droit s’efface, quand les défenseurs des droits de l’homme sont menacés de représailles financières, pour leur faire « payer » leur soutien aux victimes des forces de police.

Il n’y a plus d’Etat de Droit, quand le pouvoir bafoue les procédures de vérité, quand ceux qui dénoncent des actes d’atteintes aux libertés les plus fondamentales, comme le droit à l’assistance vitale, sont menacés par le pouvoir de représailles sordides. Il n’y a plus d’Etat de Droit quand l’hospitalité et l’entraide deviennent des délits et que le pouvoir criminalise les actes de solidarité humaine. Il n’y a plus d’Etat de Droit quand la police de l’urgence étouffe le débat démocratique contradictoire du processus politique.

Il n’y a plus d’Etat de Droit quand la bureaucratie autoritaire fabrique des règlements approximatifs, mais ne construit pas un ordre juridique autour de la Loi. Quand le droit met tout un peuple en insécurité, déstabilise une société, la retraite cesse d’être une aubaine, un refuge, un abri, une situation pacifique. Désormais, la vieillesse sera soumise à l’anxiété permanente. La violence d’Etat dénature l’Etat de Droit, qui ne protège plus les personnes et se contente de préserver les biens. L’Etat de Droit n’est rien, quand il n’assure plus l’articulation entre les droits et la défense du bien commun, de l’intérêt général.

Le problème du vivant est devenu aujourd’hui un problème central de notre société, qui traverse toutes les dimensions de l’existence. Non seulement la question de l’humain est entrée dans les sciences du vivant, mais c’est la question du vivant elle-même qui transforme les sciences humaines, donc le droit. Le « bio pouvoir » décrit par Michel Foucault, est à la fois devenu absolu sur la vie que laquelle il fonde sa légitimité ; ce qui l’autorise non seulement à contrôler le vivant, mais à le soigner. La question de la vie n’est pas dissociée de celle du vivant, et inversement, l’analyse du vivant est inséparable de la philosophie de la vie. Il en résulte une tension entre une philosophie politique du vivant, qui recouvre toutes les autres formes de domination, de classes, de races, de genre, et la norme juridique telle qu’elle est structurée aujourd’hui, qui s’avère impuissante à organiser le vivant. Le droit sait gérer la mort et ses conséquences, mais le vivant concret et quotidien lui échappe. Avec les progrès technologiques et médicaux, la société se préoccupe de plus en plus du commencement de la vie (PMA, GPA, clonage) et de la fin de vie (euthanasie, suicide assisté), mais le droit est encore insuffisamment flexible pour encadrer de telles procédures qui touchent au vivant. Il se contente d’une police de la « vie nue » qui est plus facile à organiser métaphysiquement. Il faudrait des légistes subtils et raffinés, pour élaborer des procédures contradictoires susceptibles de répondre aux situations concrètes, singulières, et d’aider les acteurs sociaux, notamment les juges, à construire une jurisprudence qui prenne en compte à la fois les besoins collectifs et les droits individuels. On en est loin, avec notre droit préoccupé avant tout d’efficacité quantitative et de « gouvernance par les nombres » (Alain Supiot).

Allons-nous nous laisser condamner à vieillir sans Droit ?

« Nul ne connaît l’histoire de la prochaine aurore » (proverbe Ashanti, Ghana)

Francine DEMICHEL

Avril 2023

Le cri du peuple

Il est des cris de joie, de plaisir, d’amour, de haine, de peur et de souffrance. Mais il est aussi des cris de puissance, tels ceux d’un peuple sur le chemin de la liberté. Rien qu’un cri.

On ne peut pas penser politique sans penser peuple. Et en même temps, la notion de peuple est embarrassante, ambigüe. Le peuple a plusieurs voix, plusieurs voies. La notion de peuple ne se confond pas nécessairement avec celle de majorité quantitative, électorale. On peut toujours se sentir minoritaire et pourtant appartenant au peuple.

On doit parler du peuple et le laisser parler, même si on ne sait pas toujours ce qu’il est. Le peuple vit dans la durée et non pas dans la vitesse : il est le contraire de la « vie liquide » (Z.Bauman).

Le peuple n’oublie pas son passé de luttes : il vit son histoire de l’engagement et de la continuité, sans supprimer ses traces. Le peuple s’empare de l’espace public sans peur, l’élargit. Il ne consomme pas, ne construit pas des marchandises, il construit des rapports sociaux solidaires. Le peuple ne fabrique pas de déchets, rien n’est jetable. Le peuple en actes combat l’incertitude engendrée par notre société. Les mouvements du peuple reconstruisent l’espace public ; ils aident à maîtriser le présent, donc l’avenir. Il ne s’agit pas d’être en mouvement parce qu’on ne peut s’arrêter, mais bien de poursuivre un objectif, des croyances, une espérance en des possibilités indestructibles. Pour que l’espace public soit porteur d’engagements durables, encore faut-il que le peuple s’y manifeste sous des formes encore ignorées.

Tout peuple a vocation à être hégémonique : il vise à la totalité de sa réalité, même si pour l’heure il est marqué par un manque qui ne l’empêche pas de viser à l’universel. Même si, le plus souvent, ses tâches sont particulières, elles n’en renvoient pas moins à l’universel. C’est pour cela que la démocratie est toujours incomplète, insatisfaite, insatisfaisante, temporaire.

Le peuple est le produit de sa pratique collective. C’est justement quand il n’est rien, qu’il ne compte pas, qu’il est mécompté, que ce peuple absent, « manquant » (Gilles Deleuze), va se construire un « à venir » égalitaire, sans plus prendre en compte des inclus-exclus. Ce processus conflictuel est appelé « partage du sensible » par Jacques Rancière. La compréhension de la réalité politique exige de telles fictions pour être pensée, tout en sachant reconnaître les ambiguïtés de notions telles celle de peuple.

Il y a peuple quand les « sans part », ces êtres que le pouvoir néglige, deviennent des acteurs de leur vie, que le tort qui leur a été fait est réparé. Cette « mésentente » (Jacques Rancière) est le fond de toute politique démocratique. Le peuple actif transforme l’espace public de non-lieu en scène où le litige s’exprime à travers des prises de paroles qui transforment le « partage du sensible » tel que le pouvoir l’avait organisé.

La multitude se fait peuple quand des bruits inaudibles deviennent des paroles politiques collectives, qui construisent une nouvelle configuration du particulier et du commun, de la séparation et de la communauté. On est loin de la logique comptable des élections, on essaie de construire une symbolique du « mécompte », du tort : le peuple est la « classe du tort » (Jacques Rancière). C’est le peuple qui, dans l’espace public, va nommer le tort, bâtir le litige, non pas dans le respect de l’ordre, mais dans le tumulte, par des cris qui mettent en forme l’égalité entre tous. En mettant en forme ce postulat de l’égalité, le peuple rejette tout décompte, tout compte, pour promouvoir la part des « sans part », de ceux et celles qui sont comptées pour rien, cette part qui elle, est de l’ordre de l’incommensurable.

Il n’est pas de peuple constitué à l’avance : il n’est pas prévisible, parfois il surgit là où on ne l’attend pas, car les expériences collectives populaires sont multiformes, comme l’a montré magnifiquement l’expérience de la Commune en 1871. Car on ne se trompe pas de combat, on est du côté du peuple, on est de tout cœur avec lui, sinon en lui. « Tout ce qui bouge n’est pas rouge » lisait-on en mai 68. Sans doute, mais tout ce qui est rouge bouge. Le peuple crie qu’il est ce qu’il n’est pas («nous sommes Charlie »). Le peuple n'a pas de place assignée, il est ce qu’il n’est pas et il n’est pas ce qu’il est. Les cris du peuple peuvent se résumer ainsi : nous sommes ce que nous ne sommes pas et nous ne sommes pas ce que nous sommes. Ainsi redistribue-t-il les rapports de domination. S’il est des différences qui protègent, il en est d’autres qui sont brandies comme des engagements à risque. Pour le peuple en actes, la différence n’est plus une protection. Bien plus, le nombre est centrifuge ; décompter sépare, isole, individualise, ne permet pas l’émancipation collective : le nombre assujettit à l’ordre de l’Etat, à sa politique comptable, policière. Le peuple n’est pas sujet, mais acteur : certains parlent même de nomadisme, de horde nomade, de multitude barbare (cf Giorgio Agamben et son concept de « vie nue »).

Ce qui s’oppose frontalement à la police d’Etat, à la Loi, c’est bien le peuple dans ses configurations multiples, qui font émerger un dissensus puissant là où le pouvoir proclame le consensus mou. Ce que le peuple déstructure, c’est la politique des « comme si » qui fait semblant de prendre en compte les « comptés pour rien ». L’affaire du nombre – comme en matière électorale-, c’est affaire de fusion ou de sérialité pour parler comme Sartre. Le « peuple » constitutionnel n’est pas le peuple insurrectionnel. C’est pourquoi il n'est pas de politique populaire sans un relent de populisme.

Quand le peuple s’absente, se défait, se délite, s’individualise, on le sent aussi (cf les populations colonisées, qui n’étaient pas des peuples avant de se révolter).

Mais cette absence même traduit la présence du peuple. La lutte, même minoritaire, unifie les individus et crée le peuple, à travers des croyances, des idéaux, des utopies, pour combattre la misère, le mépris, l’injustice. Il y a du sacrifice dans la défense du peuple : l’individu s’oublie en devenant membre du collectif.

Peu importent les calculs de nombre : une simple minorité agissante incarne la révolte, l’universel et la totalité. Le peuple, « cet universel concret » (Gérard Bras), répare les torts faits aux « sans part », au nom de l’universel. La violence du peuple s’exerce contre la violence des dirigeants. Le peuple se dresse contre l’Etat parce que l’Etat a écrasé le peuple. On ne peut dès lors cantonner le peuple à un contrôle des dirigeants. Sa fonction essentielle est de résister, c’est-à-dire de déterminer le manque, ce qui est manqué : le peuple se bat pour cette absence qui renvoie à une satisfaction qui comblerait ce manque.

La crainte des masses s’est exprimée souvent dans l’histoire, mais a toujours subsisté l’espérance dont le peuple est garant, comme en témoignent les cris dont le peuple est porteur, lors des révolutions ou d’un événement dramatique, tel un assassinat. Ce peuple, composé de gens de rien, d’ « hommes infâmes », n’est pas une fiction juridique ( les représentés), mais une expression violente et radicale de la réalité d’une oppression, d’un conflit, dont l’indignité est insupportable. Dans la lutte, le peuple s’organise en force politique. La démocratie populaire est un combat : le peuple se pose en s’opposant et division et solidarité interfèrent pour cristalliser l’histoire du peuple fort qui devient le principe du pouvoir. D’un pouvoir pas principalement juridique, mais corporel, physique, incarné, actif, impatient, en tout état de cause puissant et transgressif. Il s’agit d’un peuple qui n’est plus sans voix, qui hurle son destin, qui crie sa volonté collective de résister à l’oppression. Ce peuple est fait de questions plus que de problèmes. La volonté générale est alors l’expression d’un peuple qui décide de ne plus se soumettre à l’Etat et de faire vivre tous les désirs singuliers, sinon la volonté générale n’est qu’une mystification abstraite, qui valide en réalité une domination sur le peuple. Il y a prise en considération du peuple, non pas quand il y a unanimité (ce qui est rare), mais quand toutes les voix sont comptées. On a pu parler alors d’un processus d’englobement. Sans égalité, il ne saurait y avoir de peuple, mais il faut que cette égalité, constitutive du peuple, s’exerce avec la liberté. Sans cette conjonction de l’égalité et de la liberté, un peuple n’est pas un peuple.  Chaque citoyen doit pouvoir participer à l’élaboration de la loi à la suite d’une délibération. Alors que le mot « Etat » est un mot restrictif, le mot « peuple » est un mot qui peut agrandir le champ politique. L’essentiel dans le concept de peuple est l’imaginaire « flottant » auquel il renvoie. Le peuple ne peut être le fondement du pouvoir politique, sans cet imaginaire de puissance unificateur, au-delà des conflits sociaux qui fragmentent le peuple. On sait que Jacques Rancière a parlé à ce propos de « partage du sensible », dans lequel la domination et l’émancipation se combattent. L’Etat fait intervenir le concept de nation, pour domestiquer le peuple, jugé trop turbulent, pour exercer la raison et l’esprit critique. Pour cela, l’Etat mettra en place un système représentatif pour émousser les velléités de révolte du peuple, animal de passions, jugées trop destructrices.

On le voit, l’égalité n’est pas un but, mais une pratique collective du peuple, quand il se met en scène politiquement, pour dénoncer le « tort » envers celles et ceux qui sont traités comme un rien et ne sont pas comptés par les institutions.

En se propulsant dans l’espace public, le peuple se met en jeu : il réconcilie l’universel et le particulier et rend visible ce manque invisible. Une des meilleures formulations de cet universel absent, mais toujours en vue, est celle de Jean-Toussaint Desanti, qui parle de cet «arrière-monde qui remet à l’endroit les apparences ». Le peuple est l’instance qui unifie le tout, organise les différences et les équivalences par des procédures conflictuelles. Ainsi, entre différence et équivalence, se situe la diaspora.

Pour transposer les analyses de Gilles Deleuze, on pourrait dire que le peuple n’est pas déjà là, ses actes contribuant à l’inventer : « Le peuple qui manque est un devenir » ; il s’invente dans les luttes.

Quel est le fondement du pouvoir du peuple ? C’est une absence de fondement du pouvoir politique. Dès lors, l’égalité n’est pas un but mais une pratique. « On ne se rassemble pas pour réaliser l’égalité, on réalise un certain type d’égalité en se rassemblant » (Jacques Rancière).

Le peuple c’est l’universel tout en renvoyant à un groupe, celui des dominés, qui incarne l’universel, car il n’y a pas de conceptualisation, pas de construction politique du genre humain s’il n’y a pas le peuple inclus. Le peuple est à la fois rien (il manque) et tout (il incarne l’universel). Le peuple ne peut donc se réduire à l’obéissance : il doit se manifester dans l’insurrection, l’insoumission, la révolte, à partir d’une volonté partagée de rompre avec la nécessité d’obéir. Qui peut alors parler au nom du peuple, de ce peuple absent, mais symboliquement présent, visé dans son absence ? On pourrait reprendre ici le concept de « symbolico-charnel » de Jean-Toussaint Desanti. Tout peuple en lutte désigne un adversaire qu’il va combattre. Peu importe le nombre de ceux qui entrent en lutte, ce n’est pas une affaire de quantité. N’oublions pas qu’en France, la République est née de la rue et elle a été conquise par la rue. Cette leçon de l’histoire n’est pas obsolète.

Quand le peuple pense mal, donc quand « le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple », disait Bertold Brecht avec une ironie dramatique, insistant ainsi sur ce que doit être la force incontournable du cri du peuple.

Francine Demichel

Avril 2023


Vu que le droit se décline au masculin

 

Le droit est avant tout le discours du pouvoir. Quand le sexe masculin s’approprie le pouvoir, le droit se décline au masculin. Les mécanismes juridiques sont divers, mais aboutissent tous aux mêmes effets : la soumission des femmes et leur domination par les règles juridiques. *Le droit français, issu des codes « Napoléon », fonctionne à l’abstraction conceptuelle : citoyen, sujet de droit, Etat, système représentatif, autant de concepts qui permettent de ne pas tenir compte des situations réelles. Longtemps, en France, la femme ne fut pas un sujet de droit (le droit de vote ne fut reconnu aux femmes qu’en 1944). Aujourd’hui, elle l’est comme l’homme, mais cela n’empêche pas les écarts de salaires, les retards de carrière, la dévalorisation des métiers féminins…

Le droit-promotion concerne peu les femmes. Seul le droit-protection fonctionne, et encore, mal. La femme, comme victime, est certes prise en considération par le droit français, mais les effets pratiques restent encore limités (cf les violences contre les femmes, qui sont très peu sanctionnées dans la réalité).

Les femmes votent, certes, mais où sont les femmes dans les Assemblées parlementaires ? Dans la haute fonction publique ? Comme professeures de droit ou de médecine ? A l’Académie Française ? Les appareils idéologiques d’Etat sont quasiment monopolisés par les hommes.

Dans le partage entre espace public et espace privé, la femme continue de devoir privilégier ce dernier, en se comportant avant tout comme une épouse et une mère, au détriment d’activités dans l’espace public.

En droit français, le sexe n’est pas une catégorie déterminante en dernier ressort. C’est simplement un attribut de la personne, comme tel autre, le domicile, la profession, le statut matrimonial, la propriété de biens… Le sexe ne participe pas de la condition humaine de façon indissoluble. Le droit français se préoccupe des biens (cf le nombre d’articles du code civil qui y sont consacrés), et non des corps. Tout corps est sexué, mais le corps reste invisible dans notre droit. Le système représentatif français rend les femmes invisibles, tout comme il rend le peuple invisible. Ces deux invisibilités majeures sont liées au fonctionnement des mécanismes de pouvoir : le peuple, comme les femmes, sont les absents, les manquants, les « sans part » de la politique. En se refusant à prendre en compte la différence des sexes, le droit public, indifférencié, conforte la présence massive des hommes sur les lieux de pouvoir, notamment politique. Le régime représentatif « à la française », qui se refuse à être une photographie de l’équilibre entre les deux sexes, pour n’être qu’une représentation-incarnation, aboutit à ce que l’homme élu représente les femmes comme les hommes, en incarnant le représenté dans son essence abstraite de « citoyen ».

Il n’est pas indifférent que le neutre fonctionnel se décline au masculin, quel que soit le sexe du porteur de la fonction. La féminisation des fonctions politiques (députée, ministre, donc première ministre) est récente et parfois mal tolérée dans certains milieux politiques.

C’est pourquoi féminisme et égalitarisme populaire sont connexes : l’égalité individuelle et collective est une revendication commune aux femmes et au prolétariat. L’exclusion des unes va de pair avec l’exclusion de l’autre.

Longtemps, la femme a vécu hors du droit, à côté du droit, elle a lutté socialement sans tenir compte de ce droit, qui restreint l’égalité entre les sexes au bénéfice de leur complémentarité. Dans cette logique juridique, la femme reste un appendice de l’homme, car l’idéologie patriarcale n’est pas morte, même si le droit formel a évolué vers une égalité procédurale. Si les femmes reproduisent le système juridique, elles ne le produisent pas. Elles sont prises dans le droit, mais elles ne font pas le droit, étant -quand elles sont présentes- partout minoritaires dans les lieux où se fait le droit. Il leur reste la possibilité de s’insérer dans les interstices, de bricoler, par des pratiques occultes, transgressives, sanctionnables.

La personnalité juridique exige que l’individu puisse extérioriser en actes sa liberté, que ce soit dans la propriété privée ou dans un appareil d’Etat. Au niveau du droit, il ne suffit pas que les femmes obtiennent les mêmes droits que ceux des hommes, il faut aussi remettre en cause les relations globales du pouvoir : c’est pourquoi la question de la parité est centrale en ce qui concerne l’égalité des sexes dans le droit.

Pour notre droit, la division des sexes n’est pas une donnée naturelle, mais un objet solidement construit. Seul l’homme obtient la puissance paternelle, il est le seul père de famille dans le droit classique, il assure la filiation, transmet le nom. Les épouses n’héritent pas du mari et donc ne transmettent rien. Dans le mariage, fonctionne la présomption de paternité au profit du mari. Toutes ces règles traditionnelles n’ont été repensées qu’il y a 50 ans environ. La solidarité statutaire entre une mère et ses enfants, qui est biologiquement incontestable, est réduite. La femme transfère ce qui concerne la sphère étroite de ses intérêts propres, mais elle ne transmet aucune fonction sociale. Ou bien, la femme est invisible dans le droit, qui privilégie le rôle, la fonction neutre-masculine : le code civil parle « du » propriétaire, « du » co-contractant, « du » salarié, etc.. ; ou bien, à travers des règlementations plus récentes, le droit se préoccupe de la femme comme victime, au sein d’un système juridique patriarcal, qui lui donne peu d’armes juridiques pour se défendre : ainsi, la charge de la preuve, qui appartient à la victime, est une entrave pour la défense des femmes contre les violences subies.

Le droit est menteur : il a érigé le mensonge en catégorie juridique ; le juriste fait agir au nom de, à la place de, comme si. Le corps féminin est jugé d’une trivialité intempestive. Le code civil camouflera donc cet encombrant objet sous des procédures abstraites et désincarnées. Dans un univers de civilité, il n’y a pas de place pour le corps, et notamment le corps féminin qui est censuré et désacralisé. La personne juridique est une abstraction, le corps est une chose que l’on possède soi-même, même si c’est une chose qui a droit à la dignité.

Le partage entre les deux sexes n’est pas égalitaire, il est caché, clandestin, tu ; personne pour le dire dans un langage clair. Le droit ne raconte pas les femmes, il ne dit pas ce qu’elles sont, il se limite à les représenter, à les imaginer, par-rapport aux hommes.

Si les femmes n’ont pas d’histoire d’Etat, de pouvoir politique, elles ont une mémoire secrète, chancelante, mais tenace, qui refuse l’oubli, qui se ravive le soir sur des chaises installées sur le pas de la porte. Les vaincues de l’histoire ont une mémoire qui rappelle que le dernier mot n’est pas prononcé, et qu’une résurrection est toujours possible. Dans le droit actuel, les femmes pleurent, crient, mais parlent-elles ? En tout cas, la parole politique leur est fermée. Pendant les périodes révolutionnaires, on voit qu’elles sont volontiers rebelles, insurrectionnelles, insoumises, à contretemps, dérapant dans le langage, des « pétroleuses » en quelque sorte, partout déplacées, pouvant monter à l’échafaud mais pas à la tribune (selon l’expression d’Olympe de Gouges), jamais à bout de peines, de joies.

« La mémoire engage. Elle réclame justice. Elle promet des résurrections » (Daniel Ben Saïd)

                                                                                                                            Francine Demichel

Quel Droit contre les dérives mafieuses ?

Désormais, avec la financiarisation internationale du capitalisme, les mafias sont au cœur de l’économie : les « mafieux » sont devenus des hommes d’affaires qui se coulent dans les règles juridiques étatiques pour leurs principales activités. Loin de former des groupes marginaux, ils investissent le centre du système capitaliste, dans tous les maillons – forts aussi bien que faibles- du système.

Quand l’économique écrase le politique, quand le profit et l’intérêt marchand étouffent les valeurs symboliques, quand les principaux Etats adoptent des comportements de « voyous », on peut se demander à quoi sert le droit.

Les mafias n’ont que faire de la violence d’Etat, encore moins de la violence révolutionnaire. Seule leur importe la violence économique, liée au profit maximum. Conformistes, les « mafieux », en bons capitalistes, ne cherchent pas à changer le monde, mais à profiter au maximum des privilèges qu’il accorde aux puissants. Ils investissent l’Etat dans la stricte mesure où ils ont besoin de lui pour faire fructifier leurs affaires financières. Ils ne sont ni démocrates, ni fascistes, ils sont ailleurs, dans le champ économique. Ils ne croient qu’à leur propre justice, expéditive et sans recours, ils détestent le désordre politique car ils sont des « hommes d’ordre ».

La loi économique du profit maximum, la privatisation des services publics, la multiplication des échanges marchands dans tous les secteurs de la société, incitent des groupes qui manipulent des sommes d’argent importantes à s’introduire dans les rouages légaux d’un système juridique qui privilégie le contrat – traduction d’un rapport de force inégalitaire entre les partenaires -, au détriment de l’intérêt général, notion aujourd’hui bien malmenée par le droit, car elle était portée par un Etat providence, décrié en ces temps où l’Etat se contente d’être sécuritaire, à des fins de police des corps et de contrôle des territoires.

Mais on ne défend pas la démocratie avec des méthodes non démocratiques, c’est du moins ce que nous rappelle la logique de l’Etat de Droit. De plus, les mesures d’exception, les lois particulières sont non seulement dangereuses, mais inefficaces. L’arsenal juridique français – voir l’imposant nombre de textes dans le code pénal - est largement suffisant pour sanctionner les illégalismes mafieux. Il n’existe pas de système juridique démocratique s’il n’est pas capable d’imposer, dans toutes les circonstances, quel que soit le crime ou le délit commis, des procédures respectueuses des droits et libertés de chacun. On constate déjà, malheureusement, une banalisation de l’état d’exception, qui conduit à ce que le droit devienne la source de sa propre négation. Le morcellement du droit (un fait, une règle) aboutit à une surproduction juridique (plus de 10.000 lois nationales, et plus de 130.000 décrets), qui n’empêche pas les oligarchies de gouverner, les mafias de prospérer, les riches de s’enrichir et les pauvres de s’appauvrir…

Les lois d’exception sont une menace pour tous les citoyens. Un droit démocratique est incertain et indéterminé, il est emprunt d’une sorte de relativité négative qui signe le refus d’un déterminisme assuré (avec notamment des formules telles que « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »). Pratiquer un droit d’exception serait d’autant plus dangereux que tout système politique a tendance à évoluer vers l’autoritarisme, et à transformer les sujets de droit en objets de droit et à accroître son emprise sur les corps, en accentuant son contrôle sur le gouvernement des vivants.

Ce n’est donc pas une règle de plus qu’il faut, mais l’application juste de règles justes.

Francine Demichel

Agrégée des Facultés de Droit

Professeur de Droit Public en retraite à l’Université de Paris 8- Vincennes

Ancienne Présidente de la Fondation de l’Università di Corsica Pasquale Paoli

février 2023

Madeleine REBERIOUX
Ou l’ardeur d’une vie d’historienne

« L’historien véritable ne peut vivre sans l’histoire qu’il écrit. Il ne peut vivre sans celle qu’il continue à faire »

Madeleine Rebérioux

Cet hommage n’est ni une formalité académique, ni une parole empreinte de tristesse, mais la volonté de dépasser le discours savant comme le propos familier, pour évoquer cette femme forte, joyeuse et ardente que nous avons connue.

Il est tant d’historiens qui nous délivrent une histoire asséchée, sans enjeux, sans conflits, sans vainqueur ni vaincus, qu’on est émerveillés de rencontrer une historienne qui retrace une histoire en irruption, en ruptures, pas une histoire décolorée, mais une histoire de buissons ardents, faite d’enthousiasmes.

Madeleine Rebérioux est morte le 7 Février 2005. Cette femme dynamique, extraordinaire militante, toujours en partance pour des justes causes, fait honneur à l’intelligence, au courage, à la rigueur intellectuelle : nous ne devons pas oublier ce qu’elle fut et qui doit toujours nous aider à mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et les combats que nous devons mener pour le transformer, vers la passion de la vie et de la joie.

L’historien, en l’occurrence l’historienne, respecte non seulement les faits, mais les interprète selon des règles de méthodes qui consistent à ouvrir sur l’étonnement, sur l’aventure, sur la surprise, sur des possibles inattendus, en rupture avec une fausse fatalité.

Cette « jauressienne » de grand talent s’est consacrée, une partie de sa vie scientifique durant, à Jaurès. Il nous reste, à défaut d’une biographie complète, sur laquelle elle travaillait jusqu’à sa mort, ses somptueux articles à méditer dans le désert politique actuel. Elle nous a rendu cet homme (que la Sorbonne a rejeté en 1898), aussi familier, aussi présent que bien des leaders politiques qui parlent du monde ouvrier.

Grâce à son dynamisme, à son opiniâtreté, à ses initiatives dans beaucoup de secteurs, elle construisit cette histoire sociale de la fin du 19ème siècle et du 20ème siècle. Cette historienne fut particulièrement attachée à ce 19ème siècle, qu’elle trouvait assez proche pour que l’on s’en sente les fils, et assez éloigné pour qu’on y découvre toujours des aspects inconnus. Grâce à des historiens comme elle, c’était encore un siècle en devenir.

J’aurais pu intituler cet hommage « Une historienne en devenir », comme elle se qualifiait parfois. Grâce à son dynamisme, à son opiniâtreté, à ses initiatives dans beaucoup de secteurs, elle construisit une histoire sociale à plusieurs dimensions. Son article sur le mur des fédérés dans les « Lieux de mémoire » (Ouvrage collectif dirigé par Pierre Nora) est un morceau d’anthologie : elle y démontre comment, l’histoire du mur, lieu mythique,, explicite le lien indissoluble en France de la République et de la Révolution.

Grâce à sa vice-présidence du Musée d’Orsay, elle a pu concrétiser sa vision  de la culture ouvrière, non comme culture de second ordre, défensive, de préservation parce que menacée, mais comme une suite de gestes et d’actes originaux, échappant à la culture dominante. L’ouvrier invente : « La main de l’ouvrier s’ouvre sur l’avenir » (Madeleine Rebérioux). En tant que vice-présidente du Musée d’Orsay, de ‑1981à 1087, elle travailla avec acharnement à en faire un lieu de culture et d’histoire.

Elle fait de Jaurès un objet d’étude permanent, où elle montra son attachement à une république sociale et citoyenne qu’il faut toujours défendre car elle est en construction, en devenir. Dans ses études sur Jaurès, elle mit sans cesse en corrélation les différents aspects de Jaurès ; philosophe, parlementaire, leader politique, meneur de grèves et dirigeant ouvrier dont la lutte dura toute sa vie.

A l’Université de Vincennes, fortement engagée, sans doute la plus en pointe dans le milieu universitaire, elle mena le combat anticolonialiste. Elle sut prendre tous les risques. Elle vint à l’Université de Vincennes pour enseigner autrement, devant de nouveaux étudiants, de nouvelles recherches, de façon plus collective que dans l’université traditionnelle. Elle s’y investit aussi dans l’histoire des femmes, champ nouveau pour elle. Elle se sentit à l’aise dans cette université problématique, où chacun forgeait sa pensée par frottement avec celle des autres, fabriquait ses propres recherches dans l’échange constant ave les collègues, sans savoir à l’avance ce qui en sortirait comme idées nouvelles, mais en tout cas toujours empruntes d’esprit critique et de résistance intellectuelle.

Enfin, et je dirai surtout pour nous, elle a présidé la Ligue de 1991 à 1994, et c’est elle qui mit l’accent sur la crise du travail, l’individualisme croissant et sur la nécessité d’aider le monde du travail à retrouver confiance en lui, à récupérer sa dignité, sa vitalité. On l’a dit souvent : le concept – forgé sous sa présidence – de « citoyenneté sociale » est resté chez les théoriciens des mouvements sociaux. En mettant l’accent sur cette « panne de citoyenneté » qui laisse le champ libre aux technocrates et aux populistes de tous genres, en affirmant la priorité du lien social sur le lien politique – ou plus exactement sur la conditionnalité du lien politique par-rapport au lien social - , Madeleine Rebérioux et la Ligue ont rempli leur mission émancipatrice. A la Ligue, dont elle qualifie l’histoire de «ni lisse ni triomphale », elle écrivit sur deux présidents ( Francis de Préssensé et Victor Basch), en montrant comment la lutte contre l’exploitation est indissociable de la critique du droit de propriété et des rapports de pouvoir dans la République.

A travers tous ses écrits, elle démontra que le socialisme ne peut se contenter de fonctionner comme un contre-Etat, mais qu’il doit en outra agir comme une contre-société, même si cela est plus difficile. Cette grande universitaire, très impliquée dans la politique de son pays, de son temps, ne perdit jamais de vue la théorisation qui lui permettait de s’inscrire dans le politique. Elle ne fut jamais de celles et ceux qui pratiquent les « silences pieux », mais comme elle l’a souvent dit, « promena sa lanterne », telle Diogène sur le neuf qui émergeait de l’ancien, sur ces oubliés de l’histoire, ces victimes si longtemps contraintes au silence et qui pouvaient désormais exprimer « l’optimisme de la liberté ». Interrogeant souvent ses interlocuteurs, cette historienne des luttes sociales et politiques, qu’elle sut décrire avec clarté, fit preuve d’une immense érudition. Dans tous ses engagements, elle fut une militante activiste, mais jamais naïve : elle participa à de nombreux combats, dont celui contre la guerre d’Algérie, en ayant le souci de relier le présent et le passé, le théorique et l’action pratique, et toujours dans le respect de la démarche collective. A la Ligue, elle mena notamment une lutte féroce contre l’extrême-droite, avec une grande franchise qui fit partir intégrante du charme de cette femme remarquable. Nous ne pouvons plus entendre sa voix, écouter son rire, la suivre dans ses « coups de gueule », mais il nous reste ses écrits, dont la plupart ont été rassemblés dans un ouvrage « Madeleine Rebérioux : pour que vive l’histoire », qu’il nous faut lire et relire. Nous, à la Ligue, qui sommes particulièrement préoccupés à faire respecter les droits des humains, nous sommes particulièrement redevables à Madeleine Rebérioux d’avoir travaillé toute sa vie sur cette question centrale, d’avoir étudié leur naissance, leur transformation dans l’histoire, d’avoir mis en évidence la place à donner aux femmes et d’avoir souligné que sans révolution sociale, il n’est pas de libération, qu’une conception purement politique de la citoyenneté est insuffisante, car elle ne met pas fin au « servage » de la classe ouvrière. La question sociale doit être centrale pour faire progresser les pratiques citoyennes. Je rappellerai par exemple les nombreux articles de Madeleine Rebérioux dans la revue de Ligue « Hommes et Libertés », emprunts d’une très grande liberté de ton et de fond.

« La marche des droits, la marche pour les droits, des individus, des peuples, des classes, la Ligue a contribué, faiblement et fortement à la fois, à en déblayer le chemin. » (Madeleine Rebérioux)

Francine Demichel

                                                                                                                                                  Février 2023

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Pour accueillir l’an neuf

Il est des mots magiques, qu’on égraine sans y prendre garde, tel le mot « sans ». On peut vivre sans voiture, sans richesse financière, sans montre du luxe. Mais sans amour, sans amis, sans livres, sans idéal, sans danser ? On peut ne pas aimer le pouvoir, vivre sans ses honneurs et sans ses pré-bandes, mais pas sans projet, pas sans révolte, pas sans esprit critique, pas sans politique. On peut ne pas aimer la campagne, mais on ne peut pas vivre sans arbres, sans oiseaux, sans hérissons et sans libellules. On peut vivre sans donner foi aux calomnies, sans haine et sans crainte, mais peut-on vivre sans colères, sans utopie, sans rêves ? On peut vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, mais notre héritage romain fait que nous sommes des juristes avant tout irrespectueux, critiques. Car sous la loi de l’ordre, il faut la plage, sinon il n’y a que la matraque.

Au seuil de cette nouvelle année, pensons aux gestes à faire : ces gestes de la révolte des femmes iraniennes, ces gestes qui sont des offrandes, c’est-à-dire le contraire des marchandises, ces gestes de rébellion des jeunes de banlieues voulant venger l’un des leurs. Pensons à la ronde des mères de la Place de Mai, pensons aux poings levés des athlètes noirs des jeux olympiques, pensons aux deux mains unies de Mitterrand et d’Adenauer…Le geste entraîne, propulse, réveille, c’est le contraire de la gestion. Sur ce thème, Gilles Châtelet a écrit des pages inoubliables ; pensons au geste de Sartre vendant à la criée « La Cause du Peuple ». Par tous ces gestes, non seulement nous nous tenons debout, mais bien plus - au-delà des actes – nous reconfigurons nos rôles sociaux, souvent collectivement, parfois individuellement. Le geste traduit des affects, des émotions, des processus et en même temps signifie qu’il y a des intraduisibles : traduire l’intraduisible est nécessaire, mais difficile ; on pense par exemple aux différents drapeaux brandis en signe de ralliement lors de manifestations. Il est des gestes qui dramatisent des situations exceptionnelles, des événements extraordinaires, qui renversent la situation (les femmes iraniennes qui se coupent des mèches de cheveux). Tous ces gestes qui montrent que nous sommes à la fois vulnérables et puissants.

Que nous ne nous habituons pas à l’insupportable, que nous ne satisfaisons pas de l’intolérable, que ne nous inclinons pas devant les privilèges inacceptables, que nous nous indignons devant les inégalités flagrantes, indéfendables, entre les peuples. L’année nouvelle, c’est le temps de se révolter contre les violences insoutenables, consécutives aux déséquilibres économiques, de dénoncer l’opposition entre l’investissement maximal des travailleurs et l’implication minimale des capitalistes, de d’insurger contre l’écart immense entre des richesses inouïes et des misères inadmissibles. Face à un système instable, aveugle, spéculatif, qui utilise à son profit l’excédence, il nous faut revendiquer une égalité qui ne soit pas que procédurale, mais substantielle, c’est-à-dire une égalité non dissociable de la liberté.

C’est aujourd’hui le temps de se rappeler qu’il n’est d’émancipation que dans l’expérimentation : expérimenter des modes de vie inventifs, créatifs, autonomes et singuliers, afin de s’opposer aux pouvoirs dominateurs. C’est le temps de se poser des questions nouvelles, là où on cherche à nous imposer des réponses toutes faites, impliquant des solutions majoritaires, homogènes, qui refusent le minoritaire l’hétérogène, le dissensus, l’écart, pour promouvoir une « production de soi » de consommateur et d’entrepreneur.

Dans ces temps de chaos et d’incertitude, replongeons-nous dans l’Histoire, celle des ces historiens qui savent rechercher les morceaux de vérités constatées et confirmées, mais aussi faire toute leur place à ce que Michelet, dans une formule magnifique, a appelé « faire par les silences ». La politique comprend des paroles compréhensibles et de l’indicible, de la quotidienneté consensuelle et des « hors paroles » conflictuelles. Et pourtant il faut parler de ce dont on ne peut parler. La vérité est fragile et n’existe que par la parole. Le 20ème siècle, on l’a dit, (Alain Badiou) est celui du triomphe de la passion du Réel.

Tenaillés par l’urgence, les contemporains ne prêtent guère attention au superflu, à l’inutile. La politique est tenue pour un luxe dans le capitalisme, car elle met à distance la vie productive. Tout en étant intermittente, elle est essentielle, même si l’on ne peut en permanence transformer l’invisible en visible.

Nos liens forts avec notre environnement proche, familial, professionnel, se renforcent au détriment de nos liens faibles avec les autres, plus éloignés, les occasionnels, ceux des conversations inopinées. Mais peut-on vivre en étant exclusivement confinés dans l’intime, loin du partage des espaces publics communs ? La connexion informatique ne peut se substituer au lien social. Mettons à profit la crise sanitaire pour inventer de nouvelles formes de travail, avec une autonomie accrue des salariés, une liberté plus concrète, des improvisations créatives, inespérées, des questions sur le comment et le pourquoi : tout cela peut déboucher sur des méthodes nouvelles, inimaginables jusqu’ici. Alors se posent les problèmes des fins, du sens du travail. Pensons à l’effet lointain du « vol du papillon » selon la théorie mathématicienne du Chaos.

Cultivons cet otium des romains consacré à l’art, à l’écriture, à la culture, à l’amour, aux libertés, qui n’est pas l’oisiveté, le désœuvrement, mais au contraire l’art du temps retrouvé, celui de l’œuvre, non pas futile, mais ancrée dans l’histoire.

La crise sanitaire a transformé nos ritualités les plus banales, celles de notre vie quotidienne, nos corps sont tenus de respecter des interdits rigoureux : fin de la proximité, des embrassades, pour lutter contre ce virus, cet ennemi invisible et menaçant qui nous oblige à nous masquer, à cacher notre peau, à dénaturer notre odorat, à ne plus rencontrer les visages, les regards, les sourires, à ne plus saisir les émotions, à se réchauffer à notre histoire collective, à repartir dans la solitude de l’écart. Sachons recréer des espaces où l’on puisse respirer, et reconstituer l’unité de la politique et de la vie, de l’amour et du travail. Reprenons un temps de réflexion, de curiosité, de philosophie, le temps d’être ensemble, de vivre ensemble, de libérer nos sourires.

Continuons d’habiter notre île, de nous raconter des histoires, de faire vivre les allers et retours des conversations, de parcourir la terre corse avec nos corps, en rejetant l’hygiénisme et les interdits. Un peuple vit avec son corps, pas un corps aseptisé, mais un corps collectif, intraduisible, intense, qui vit hors des rapports de pouvoir, mais en intensité, avec des énergies différenciées mais communautaires.

Pour ne pas se sentir en « exil à domicile » (l’expression est de Régis Debray), il est heureux de pouvoir se tourner vers des lieux et des êtres qui vous aident à habiter des temps inhabitables.

Sur le sable, il y a toujours les pas des autres, parfois des imposteurs, des géôliers, mais aussi les empreintes d’amis, de camarades. C’est ainsi que naît et renaît la vie.

Devant la violence et les barbaries de nos sociétés, devant le déchaînement des injustices, résistons à l’irrésistible, et quittons-nous quand même avec le sourire. En souhaitant que des Jaurès se dressent debout, face à l’indifférence, pour faire renaître de la fraternité.

Francine DEMICHEL

Janvier 2023

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Le vol du travail féminin


Une association féministe a fait l’effort de calculer de façon précise les écarts de salaires entre hommes et femmes en France et a fait une campagne d’information sur ce qu’elle a appelé « le travail gratuit » des femmes.

Mais s’agit-il vraiment de gratuité ?

S’agit-il de ce geste volontaire, généreux, ces temps de l’amour, de l’amitié, ce don humanitaire pour les « pauvres », qui sont incontestablement des temps de gratuités sans contrepartie économique ? Le temps du travail, lui, est producteur toujours de plus-value au bénéfice du propriétaire de l’entreprise qui emploie. Il n’y a nulle gratuité en l’occurrence, mais une surexploitation économique.

Le travail, dans la société capitaliste actuelle, concerne tout le peuple et son organisation est de plus en plus régulée par le droit, et sa flexibilité, dont le constat est général, est pilotée de manière subtile par le système. On est dans une société du travail (les rentiers sont de plus en plus riches, mais de moins en moins nombreux), sans véritables travailleurs, c’est-à-dire des personnes ayant le statut protecteur de productrices de richesses.

Premières licenciées, précarisées, sous-payées, surexploitées, les femmes au travail sont les prolétaires des prolétaires. Le pouvoir politico-économique propose des rustines, sans poser le problème dans ces concepts philosophiques que sont l’exploitation, l’aliénation, la plus-value, la force de travail. Sans conceptualiser, on ne peut comprendre les phénomènes sociaux, on ne peut expliquer les mécanismes du travail salarié dans un système de propriété privée des moyens de production.

Le travail légitime la condition masculine. Mais le travail féminin est souvent considéré comme un salaire d’appoint, éphémère, épisodique, susceptible de variations. Souvent, il ne confère aucune reconnaissance sociale (cf les catégories C de la fonction publique, les métiers dits du « care ») et l’idéologie dominante ne leur attribue aucun pouvoir symbolique ni aucun profil narcissique. Les femmes n’ont aucun lieu de défense et de résistance, propres à y exercer leurs désirs, leur culture. Dans une société où s’affaiblit la construction symbolico-politique, où la subjectivité dans le travail se perd peu à peu (petits boulots sans intérêts), les frontières entre les classes se brouillent. Les femmes sont à la fois des actrices politiques du système, mais dedans et dehors : ce qui prétend les inclure les exclut de fait. Ce dont on prétend les exclure – l’égale liberté -, elles doivent y prendre toute leur part et pour cela se battre. Les mouvements féministes ont déjà fait beaucoup, avec des femmes comme ou Antoinette Fouque ou Simone de Beauvoir, par exemple. Elles ont déclenché la prise de conscience de toute une génération, la mienne. Sans nouvelle distribution des richesses et des pouvoirs, les femmes resteront exclues du centre de l’espace social, des pouvoirs décisionnels. Les femmes doivent s’approprier les métiers qualifiés, les positions stratégiques, les rapports dominants aux biens. Il est essentiel que les femmes continuent leur longue marche, de la périphérie au centre, qu’elles quittent les espaces subalternes et deviennent partenaires dans les lieux sociaux majeurs. Sans cela, elles continueront à ne contrôler ni les images qui visent à les représenter, ni leur situation sociale. Car derrière les discours individuels, se cachent les privilèges des dominants, privilèges de classe, souvent masculins. Les femmes se réfugient aujourd’hui dans les embarras de la vie quotidienne, sans sortir de soi, sans prendre en compte leurs intérêts émancipateurs.

Il y a une solution radicale : la parité intégrale. A chaque recrutement d’un homme doit succéder le recrutement d’une femme, à chaque promotion d’un homme doit correspondre la promotion d’une femme. Aucune exception n’est acceptable face à l’égalité des salaires. Dans la fonction publique, il faut réduire le nombre des concours et diversifier les voies d’accès, car les concours se préparent avant quarante ans, pendant les vingt années où les femmes font naître des enfants et les élèvent, et sont donc indisponibles pour mener une carrière professionnelle.

La parité est un concept qui répond à la double exigence de liberté et d’égalité : chacune, chacun est libre d’occuper la place désirée, toutes et tous sont égaux devant les nécessités de la vie. Etienne Balibar a parlé « d’égaliberté ». Je parlerai, moi, de parité, concept à la fois économique et politique, public et privé, individuel et collectif.

Sans volontarisme radical, les femmes resteront encore longtemps les sous-prolétaires des hommes, et le constat fait par cette association féministe et corroboré par toutes les recherches sociologiques, restera présent comme une fatalité : la société se construit sur le vol du travail des femmes.

Bas bleu, intuitive, mais pas rigoureuse, maniant peu les concepts et les abstractions, peu méthodique et universalisant mal, la femme est encore trop considérée comme le sexe du flou, du liquide, de l’eau des fontaines et du feu des foyers ; elle est souvent cantonnée dans des métiers à valeur sociale faible. La société lui offre les larmes en compensation de sa place centrale dans les valeurs négatives : exclue du savoir et du pouvoir, sans fonction d’autorité, donc de perspectives d’avenir, les femmes pèsent peu dans le changement social. Dociles, hors-jeu, encadrées par des savoirs normés, responsables du péché originel, exclues des fortes communautés de pensée, des dialogues platoniciens, de la vie publique du Banquet, prisonnières de l’ordre patriarcal, les femmes sont comme elles sont perçues, car elles se conforment aux regards que les hommes portent sur elles. Toute connaissance suppose une reconnaissance de soumission ou de maîtrise. Dans le langage politico-juridique du pouvoir, il n’est pas d’équivalent du « Grand homme » pour les femmes, sans compter la pratique généralisée du neutre qui, calqué exclusivement sur le masculin, exclut le féminin, tout en le désignant aussi implicitement et substituant ainsi l’identification à la différence.

Dans tous les domaines, le pouvoir des hommes continue de s’exercer sur les droits des femmes. Sont-ce là des paroles du temps jadis ? Peut-être, mais pas sûr… Les écarts de salaires persistants laissent à penser qu’il s’agit des paroles du temps présent.

Francine Demichel

novembre 2022

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Le goût des livres


« Un roman, c’est un miroir : tout le monde le dit. Mais qu’est-ce que lire un roman ? Je crois que c’est sauter dans le miroir. Tout d’un coup, on se trouve de l’autre côté de la glace, au milieu de gens et d’objets qui ont l’air familiers. Mais c’est tout juste un air qu’ils ont, en fait, nous ne les avions jamais vus. Et les choses de notre monde, à leur tour, sont dehors et deviennent des reflets. Vous fermez le livre, vous enjambez le rebord de la glace et rentrez dans cet honnête monde-ci, où vous retrouvez des immeubles, des jardins, des gens qui n’ont rien à vous dire »

Jean-Paul Sartre, la NRF 1er juillet 1938

 

Automne. Voici revenu le temps des prix littéraires et des produits imposés. Mais le livre, c’est bien autre chose qu’un objet de consommation à heures fixes. Les livres, c’est Les mots de Sartre, Le Toutounier de Colette, Les Renards pâles de Yannick Haenel, Les vagues de Virginia Woolf, Les nourritures terrestres de Gide, Les petits enfants du Bon Dieu de Christiane Rochefort, Les Maigret de Simenon, les poèmes d’Eluard, Don Quichotte de Cervantès, c’est La femme fardée de Françoise Sagan... C’est l’œuvre de Kafka, Dostoïevski, Proust, Victor Hugo, Faulkner, Rimbaud, Pasolini, Gramsci, Marcel Pagnol, Pablo Neruda, Balzac, Montaigne, Melville, Romain Rolland ... et tant d’autres.

On peut lire partout, dans son lit, devant la mer, dans les transports en commun. On peut s’enfoncer dans un livre pour retrouver son rythme. Un livre c’est parfois une planche de salut. La lecture, c’est le refus du temps, c’est une liberté en marche. Il y a autant de lectures d’un texte que de lecteurs. On peut lire au hasard ou de façon systématique. La lecture c’est grisant. Chaque lecture est une nouvelle manière de vivre, de faire vagabonder son esprit. Un livre vous rend riche de ce que vous n’avez pas.

Dans le Paris prérévolutionnaire, le livre s’échange, il circule : se mettent en place des « cabinets de lecture » pour les classes moyennes et populaires urbaines. Les lectures peuvent être publiques, par le père de famille, à la veillée. Dans cette mise en scène de la lecture, le contenu du livre compte moins que la confrontation personnelle et publique avec le livre. La lecture devient une cérémonie au cours de laquelle le lecteur est possédé par le livre. C’est ainsi que dans les pays protestants on s’est approprié la Bible, pendant que se faisait la lecture de l’Almanach chez les paysans catholiques.

Le livre prend son sens de ce qui a été lu avant lui, selon un mouvement réducteur au connu, à l’antériorité. Le sens du livre naît de cet en-dehors culturel. La lecture est jeu de miroirs, démarche spéculaire. Dans un horizon d’attentes, la lecture est construction de codes et de modèles. Dans un même espace culturel coexistent différents modes de lecture, de récits, ave leurs codes propres (roman policier, roman de gare ou nouveau roman…).

Ainsi s’opère une confrontation de la lecture avec le corps, le temps et la culture acquise. Le texte est un prétexte à investissements. Le texte, est-ce un écrit destiné à transmettre une manière de faire, une manière d’agir ? Le texte communique l’intelligibilité d’une pratique. « Historiciser notre rapport à la lecture, c’est une façon de nous débarrasser de ce que l’histoire peut nous imposer comme présupposé inconscient » (Pierre Bourdieu). Ce que je dis de la lecture est le produit des conditions dans lesquelles j’ai été produite en tant que lectrice. Toute réflexion historique sur le lecteur a une fonction épistémologique.

La lecture, c’est l’invention au quotidien ; elle participe à la construction de l’acteur social et à sa capacité à s’approprier les ressources du monde.

Un livre n’arrive jamais au lecteur sans marques, sans systèmes de classements implicites ou explicites, conflictuels. Mais aussi chaque lecteur opère son propre classement. De nombreux savoirs circulent de façon orale ; et même si on n’en trouve pas de traces, ils orientent la lecture. Parfois, l’auteur ne peut plus imposer une lecture légitime, en contrôler la réception, dès lors se produisent des contresens, des erreurs de lectures, notamment quand on est en présence d’un vaste marché.

Le livre peut devenir un modèle de vie, il permet d’agir à distance à travers ce pouvoir symbolique des intellectuels qui agissent sur les structures mentales, et donc les structures sociales. On connaît de ces livres prophétiques, comme La Bible ou Le Capital. Le livre ainsi exerce un incontestable pouvoir sur le pouvoir. Comment s’approprier le monopole de la lecture légitime ? Qui va dire ce qui est dit dans le livre, qui mérite d’être lu ? Qui va donner la clé de la « bonne lecture » ? La lecture devient un espace d’appropriation propre jamais réductible à ce qui est lu.

La lecture, dans notre société, obéit aux mêmes lois que les autres pratiques culturelles, sauf qu’elle est plus directement enseignée par le système scolaire.

Longtemps, on goûtait un livre comme un vin, comme un objet rare. Avec la consommation de masse s’est opérée une hiérarchie des productions culturelles : la valeur d’un produit est devenue l’objet d’une croyance collective. On ne peut jamais en venir à bout tout seul, il faut que tous les producteurs y collaborent, même en se combattant.

Y a-t-il réellement un besoin de lecture ? Existe-t-il un droit de lecture ? Et s’il existe, comment se produit-il ? La lecture, c’est ce qui apparaît spontanément quand on va se trouver enfermé seul.e quelque part. Ce besoin de divertissement est peut-être le seul besoin non social. Et pourtant, il y a incontestablement un nécessaire apprentissage de la lecture, au sens d’une capacité à acquérir une lecture virtuose capable de s’approprier des textes différents.

Ce qu’il y a de plus important politiquement est souvent dans l’insignifiant (cf les affiches et les tracts en mai 68). Dans les écrits apparaissent de grandes libertés dans le mode d’expression, dans le style, dans les supports des mots. L’essentiel de ce que dit parfois un texte, c’est ce qu’il ne dit pas, c’est l’intonation, c’est la manière de parler, c’est la forme dans laquelle il le dit.

On ne peut obliger à lire, certes, mais seulement créer les conditions pour que chacun vive la lecture, s’y intéresse, soit disponible. L’apprentissage de la lecture est une véritable entreprise sociale. Un goût de la lecture s’acquiert. Tout livre nouveau est un recul de la censure. Mais pour cela, il faut savoir qu’on lit avec tout son corps. Ce qu’on lit, c’est soi-même, on trouve dans le livre ce que l’on y met et qui ne saurait se dire ; et que pour lire un livre, pour bien le lire, il faut avoir le temps de lire et du silence pour lire.

Francine Demichel

Novembre 2022

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Vivre autrement avec la nature

La nature ne nous a pas ménagés cet été. Les scientifiques ont été incapables de prévisionnisme. Les politiques s’avèrent incapables de gérer les effets des catastrophes naturelles. Mais cela révèle un problème plus vaste : ne fonctionnons-nous pas selon une conception erronée de la nature ? La dichotomie classique entre sujet et objet est-elle opératoire ?

Un chercheur comme Bruno Latour a offert des perspectives intéressantes à ce sujet. Protéger la nature ne suffit pas. L’accélération du rythme de la société ne permet plus de penser sainement nos rapports avec la nature : il nous faut impérativement prendre le temps, avec lenteur et patience, de repenser nos liens bien au-delà de la dualité nature/culture. Nos pratiques sociales sont discutables et doivent donc être discutées : il nous faut passer de la police à la politique, abandonner le mythe platonicien de la caverne, casser nos certitudes, accepter de traiter des objets mal délimités, aux bords flous, imprévisibles, créateurs de désordres ; nous sommes entrés dans un monde de pagaille.

Gilles Deleuze a beaucoup travaillé sur ce monde de rhizomes et de réseaux, ce monde inattendu, échevelé, multiple, incertain, ce monde où se multiplient les « effets papillon », les actions à risques, les connexions imprévisibles où la nature s’arrache à nous, se démultiplie, se complexifie ; tant et si bien que le politique ne sait plus comment agir.

Nature et société sont devenues indissolublement liées dans un « collectif » (Bruno Latour) d’humains et de non humains, des choses et des personnes. C’est la fin de cette invisibilité de la nature, d’une nature objectivée face à des cultures sociales où les sujets créent des valeurs. Tous les possibles sont ouverts, toutes les expériences faisables, autour de l’idée que la nature et le monde social ne s’ignorent plus l’un l’autre, mais n’en sont pas pour autant rassemblés ni unifiés.

On croyait pouvoir représenter la réalité extérieure par une nature scientifiquement décrite, à l’essence éternelle, immuable, étrangère à tout processus social, transcendante, totalement externalisée, unique, à la métaphysique étrangère à toute société. Désormais, devant la fin des certitudes scientifiques, on manipule l’embarras, le doute, la controverse. Plus rien n’est indiscutable. Devant l’accélération qui touche à la fois le rationalisme scientifique et la violence politique, il nous faut ralentir le rythme par le travail des laboratoires, qui portent à la fois sur les « non humains », qui explorent les mille facettes de la vie : il s’agit de faire parler ceux qui n'ont souvent que des porte-paroles attitrés. Le dialogue indispensable entre la nécessité et la liberté ne doit pas se traduire par un monstrueux face-à-face sans issue, réifié. Pour le progrès de demain, il faut que la main tremble, que le savant reste perplexe, surpris devant les événements. L’essentiel est de supprimer les menaces réciproques entre les faits de nature et les rapports sociaux, qu’ils se font encourir les uns aux autres. L’essentiel est de bien « articuler » (l’expression est de Bruno Latour) les recherches scientifiques et l’action politique, à l’aide d’habitudes communes, partagées, négociées vis-à-vis d’une nature qu’il s’agit de formaliser : certes, les sciences l’appréhendent, cette nature, mais souvent de façon trop silencieuse. Il ne s’agit pas non plus de relayer le silence des chercheurs par la palabre des politiques, mais de penser ensemble le « je ne sais quoi » et le « presque rien » (selon la formule de Wladimir Jankélévitch), les faits les plus anodins, les plus esquissés, les plus modestes, les plus évidents, avec une part d’idéologie, une acceptation du caractère hétéroclite de l’assemblage, de la fabrication des faits, de leur formatage, dans un mouvement lent mais continu, respectueux des procédures. Rien n’est fixe, inerte. Ni « réserve », ni « décharge », la nature s’extériorise toujours provisoirement, mais avec lenteur, lenteur que les politiques devraient enregistrer afin d’agir pour le bien commun, au lieu de réagir dans la précipitation et l’urgence (comme en témoigne le concept de « catastrophe naturelle », totalement inadéquat).

L’Etat croit devoir court-circuiter la nature, alors qu’il s’agit de la prendre en compte, voire de l’institutionnaliser. Il se limite à faire des calculs mentaux, des actes de répression, alors qu’il s’agit de changer nos pratiques de vie et de transformer nos fausses certitudes en hésitations, incertitudes, en risques, en reprises, en rejets, en tâtonnements. C’est l’histoire qui doit s’imposer à la nature, mais notre histoire actuelle, totalitaire, n’accepte pas de négliger quelque fait que ce soit : encore faudrait-il que ceux-ci soient passés au crible des preuves, et d’expériences, de bifurcations, de ralentissements, de conversions. Nous savons désormais que plus rien n’est irréversible, que le chemin se fait en marchant, que nous ne sommes pas quittes de ce que nous refusons de prendre en compte, que nous ne devons pas confondre les moyens et les fins, les commencements et les terminaisons.

On connaît l’extraordinaire difficulté qu’ont les scientifiques à se dégager de l’idéologie dominante (voir les analyses sur la « coupure épistémologique » dues à Bachelard, Canguilhem et Althusser). On sait moins le rôle déterminant du droit, d’un droit des libertés, qui traduit la vérité des relations sociales au-delà de la rigidité, de l’opposition sujet/objet, fins/moyens. Le droit doit toujours être redécouvert. L’universel n’est pas donné tout fait, immuable, éternel. Il est à construire pas à pas, mot à mot.

L’humain est « l’indestructible qui peut être détruit » a écrit Robert Antelme. La fragilité fait partie de la vie des humains comme des non humains : nulle existence ne peut s’y soustraire. Mais là où il y a fragilité, il y a ressource. C’est l’impérissable qui sauve du péril le périssable, certes, mais c’est le périssable qui donne son sens à l’impérissable. C’est la fragilité qui est le support de la durée, de la permanence. Ce qui produit la nature, ce sont les représentations et celles-ci doivent émaner de tout le peuple, c’est-à-dire de ceux et celles qui ne sont pas spécialement qualifiés pour exercer le pouvoir.

L’important est d’expérimenter le passage d’une forme de communauté à une autre. Il faut passer de la lutte contre une nature tenue pour une ennemie à une lutte pour inventer des formes de vie collective. Pour cela, il faut bâtir des espaces et des temps nouveaux. En politique, comme d’ailleurs en art, l’art de vivre en commun se construit à l’aide de formes et de procédures inédites, hétérogènes, émancipatrices, qui en tout cas, ne relèvent pas de la pratique dominante d’habiter du monde capitaliste, de respirer l’air du marché : dans ce monde où le face à face a disparu, de même que le côte à côte, où il n’y a plus de centre, et où la logique capitaliste domine nos corps et nos pensées, cela participera de l’excédence à créer un monde de l’égalité à l’égard du monde dominant. Ce peuple revendiquant l’égalité est en construction : les pensées sur la nature doivent participer de ce monde de l’égalité. La politique se démocratise quand l’expérience subjective se transforme en action collective. L’humain se fait en faisant le monde.

Pour l’heure, il existe surtout un capitalisme « extractif » qui se nourrit de ses crises, qui pratique la fuite en avant par une marchandisation généralisée, allant jusqu’à viser l’art, l’amour, et qui a besoin d’exercer un contrôle permanent sur la vie des individus et des groupes. Face à cette catastrophe absolue, environnementale, il nous faut inventer un mode de vie, débarrassé de la concurrence féroce que nous impose le capitalisme financier : il nous faut chercher une nouvelle division du travail, un nouveau vivre en commun, une nouvelle démocratie, une promotion de l’internationalisme. Cette nouvelle anthropologie passe par les luttes : luttes des minorités, des noirs, des femmes, au-delà des luttes traditionnelles des producteurs.

Tant que la propriété privée des moyens de production restera la colonne vertébrale de nos rapports sociaux internes et de notre lien avec la nature, notre droit considèrera plus ou moins explicitement que c’est cette propriété privée qui est garante de l’ordre social, et que seul le propriétaire est créateur de richesses, que seule la propriété est susceptible de lutter contre la rareté à travers la compétition.

Les grands récits indispensables de nos rapports avec la nature doivent être réécrits. Ils exigent la collaboration permanente des scientifiques et des politiques pour élaborer, en conformité avec la volonté populaire, des solutions provisoires, toujours aménageables, sans cesse reprises, sans cesse amendées, jusqu’à produire un langage commun fait de recompositions, de liens nouveaux, d’attachements inédits. Sans que personne ni rien ne soit laissé au bord du chemin. La nature n’est pas une forteresse à vaincre, mais un conglomérat de faits contradictoires, plus ou moins compatibles entre eux. La politique se construit concrètement dans un concret pensé. On connaît l’analyse : « les humains font l’histoire, mais ils ne choisissent pas les conditions dans lesquelles ils la font ». Des événements hautement improbables peuvent survenir, l’histoire progresse toujours sous réserve et sous condition. Cela s’appelle la contingence, exclusive de tout caractère absolu et définitif, mais au contraire hypothétique et conditionnelle. Seule la lutte est une donnée scientifique. Le passé est toujours inachevé, mais l’avenir n’est pas la reproduction d’un savoir qui serait donné comme parfait. Tout est toujours à repenser, le dernier mot n’est jamais prononcé. On a souvent tendance à se contenter de rapiécer ses projets, mais alors c’est croire que l’histoire passée est l’unique issue de l’histoire à venir, qui ne sortirait pas de ses gonds. Il faut apprendre à penser à contre-temps, à penser l’intempestif. Rien n’est jamais totalement et définitivement joué. Une transformation profonde de la société est toujours un saut périlleux.

« La parole qui maintient aujourd’hui ouverte la possibilité d’un autre monde est celle (…) qui assume son statut de simple parole, oasis à côté d’autres oasis, ou île séparée d’autres îles. Entre les unes et les autres, il y a toujours la possibilité de chemins à tracer… » (Jacques Rancière)

                                                                                                              Octobre 2022

Francine Demichel

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Du bon usage de la ruse

"On a fréquemment analysé les guerres à travers les ruses de guerres. La guerre se conjugue entre force et ruse. Certains peuples, tels les romains et les athéniens, s’enorgueillissaient de ne pratiquer que la guerre « à la loyale ». D’autres, jugés plus barbares, s’adonnaient à la ruse, perverse et perfide, indigne de gouvernants civilisés. Faut-il pour autant se priver de stratagèmes ? Le droit international les pratique, qui tournent autour de la rhétorique du discours de paix.

Mais si les ruses de guerre sont bien connues, on parle peu des ruses du droit. Le droit met sa ruse constitutive au service de la force. Certes, il ne tient qu’à nous, citoyens, hommes et femmes de conviction, de mettre la ruse au service des libertés. Ceci ne doit pas nous empêcher d’analyser ce qu’est le droit, comment il cherche à ruser pour garantir une paix sociale destinée à camoufler les conflits sociaux et les rapports de domination. C’est ainsi que le droit occulte les contradictions sociales. Discours du pouvoir, le droit peut être subverti par le peuple, à condition de dénoncer sa ruse, et d’en faire un instrument de transformation sociale. Le droit ne pourra pas tout, mais rien ne se fera sans le droit.

Pour l’heure, dans l’Etat de droit, le conflit l’emporte sur la concorde : les rapports de pouvoir doivent être bellicisés ; il s’agit d’être méfiant et prudent. Le droit simule et dissimule : il simule afin de dissimuler. L’Etat utilise stratégiquement le droit pour donner une certaine image du pouvoir. Ceci étant, le pouvoir est pris dans ses propres contradictions et la règle de droit finit par l’entraver dans sa violence. C’est pourquoi les classes dominées doivent aussi apprendre à se servir du droit. La loi n’est pas antérieure à la force ni à la ruse. C’est – inversement – la force et la ruse qui président à la confection de la loi.

Le monde n’est jamais en repos, et l’incertitude domine les rapports sociaux. Le droit, intelligent et rusé, rassure : il organise les conduites et sanctionne les dérives. A condition de donner l’image de la vertu et de la justice. Tels les mécanismes politiques décrits par Machiavel, il s’agit de gérer l’incertitude par la mystification. Le droit sait ne pas être juste tout en faisant semblant de l’être. Il s’agit de dissimuler l’injustice et de simuler la justice. A ce titre, le droit fait partie de l’art de gouverner. Il est un révélateur de l’instabilité historique. Il doit se montrer polymorphe, recourir à mille figures, pour être un véritable réducteur de chaos. Le droit ne trompe pas délibérément, il ne trompe pas délibérément, il ne ment pas expressément, il dissimule, il ruse, il fait en sorte que les destinataires des règles se trompent. La ruse n’est ni vraie ni fausse, elle est efficace. A cette fin, la ruse est une véritable catégorie juridique.

Le droit, dans sa pratique, suppose de l’ingéniosité, de l’habileté, de l’imagination, de l’adresse, de la finesse. Ainsi la ruse juridique relève-t-elle de la stratégie, et non de la simple tactique. En stratège, le juriste manie à la fois le secret (la norme a un sens caché qui ne se donne pas immédiatement à voir) et le détour (qui provoque la surprise). Ainsi le droit obtient, par ruse, la totale maîtrise du temps, en le figeant, le désarticulant, le recomposant artificiellement.

Habile à la ruse, le droit adore les fictions, il multiplie les « comme si » : comme si les acteurs d’un contrat étaient égaux, comme si les rapports de domination n’existaient pas, comme si une femme était un homme, comme si chacun était libre d’habiter où il voulait, comme si l’accès à l’enseignement était uniforme, comme si le prix d’un produit était fixé par l’acheteur, comme si la force de travail n’était pas une marchandise, comme si le contrôle « au faciès » n’existait pas , comme si certaines professions n’étaient pas invisibles, comme si l’accès aux soins était gratuit, comme si les classes sociales étaient un mythe, comme si la majorité valait unanimité, comme si chacun était libre de choisir l’heure de sa mort, comme si la nature était « exploitable » de façon illimitée…

La ruse peut fonctionner, soit à l’intérieur des règles du jeu, soit dans les interstices, en utilisant habilement les ambiguïtés de toute réglementation. La ruse engendre de la liberté d’action, de l’adaptation aux circonstances, de la prise en charge de l’opportunité. La ruse n’est pas morale, certes, mais quand elle arrive à ses fins, quand elle oblige ceux qu’elle contraint, ses destinataires, à s’incliner, quitte à reconnaître qu’ils ont été trompés, elle parvient à ses fins : pratiquer le moindre mal, se proclamer du côté du Bien, de la Vérité.

Et pour terminer, un cas pratique : quels sont les événements récents qui ont mis en mouvement la dialectique de la force et de la ruse ? Quel est l’événement actuel qui combine si bien la force de la guerre et la ruse du droit que son issue est imprévisible ?"

                                                                                    Août 2022

Francine Demichel

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Est-ce ainsi qu’un homme meure ? 

"La prison reste un problème essentiellement politique, dans une société où  l’enfermement demeure une pratique étatique systématique. Les murs se dressent un peu partout : contre les mineurs, peines incompressibles, gardes à vue… Gilles Deleuze a écrit que la prison était devenue «  le modèle analogique » des sociétés modernes de contrôle, normalisatrices et disciplinaires. Les sociétés disciplinaires enferment dans des institutions, les sociétés de contrôle surveillent ; elles n’utilisent pas la loi qui sanctionne, mais l’atermoiement illimité, diffus : règle alors un cynisme d’Etat qui ne tient que par un effondrement continu de la loi.

A la différence des autres institutions d’Etat, la prison exclut sans inclure, elle ségrège, elle engendre des gestes de violence structurelle de l’ordre social : le prisonnier est de trop, avec sa « vie nue » dirait Giorgio Agamben. L’Etat y exerce une répression illimitée où la police de contrôle a « carte blanche ». La prison est un des lieux où l’Etat ne respecte pas son propre droit. Il s’y estime au-dessus des lois, par un exercice discrétionnaire de sa police.

Le prisonnier n’est plus un « ayant-droit », un citoyen, il est soumis à l’arbitraire du pouvoir, de surveillance et de punition, il se trouve dépourvu de statut protecteur. Un système juridique dégradé condamne le prisonnier à devenir sans droits. L’enfermement laisse place à toutes les violences, toutes les agressions, dont le prisonnier peut même mourir.

La prison entretient en France un « état d’exception » permanent.

L’enfermement est une exclusion qui traduit un rejet. La prison va bien au-delà d’une mesure de protection sociale, elle est une véritable pratique de négation sociale. Une partie de l’humanité doit être traitée en étrangère au sort commun. Le droit au droit disparaît. La prison occupe dans notre société une fonction de cristallisation, de mise à l’écart de ce qui a été jugé irrécupérable, impur, maléfique, qu’il s‘agit de cacher et de punir dans une invisibilité sociale totale.

Se demander pourquoi la prison perpétue de fait la peine de mort, c’est s’interroger sur la violence physique et symbolique de l’Etat. C’est un problème public, « qui mérite d’être traité publiquement »(sic) et solennellement, face au peuple, au-delà des paroles officielles.

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Les procédures binaires (police/ ordre public, sécurité/ liberté) ne peuvent tout gérer. A certains moments, se produisent des événements moléculaires qui leur échappent, et se traduisent par des « lignes de fuite » ‘pour parler comme Gilles Deleuze), composées de flux qui opèrent par décodage et déterritorialisation, remettant en question l’appareil d’Etat, le fissurant.

Nous ne pouvons pas ne vouloir que de l’irréversible, ni nous contenter de ce qui existe selon l’ordre social établi,  ni nous satisfaire de nos renoncements.

L’actualité est intempestive, et elle nous oblige à traverser l’histoire pour devenir et nous penser nous-mêmes. Toute véritable pensée contient une stratégie : tout se traduit en passages, seuils, paliers et secousses, déséquilibres. Penser, c’est expérimenter le nouveau, ce qui est en train de se produire. Mais il faut des intercesseurs, pour rendre visibles certains problèmes cachés, camouflés par le pouvoir. Il va nous falloir apprendre à résoudre, sans l’Etat et même contre lui, ce qui nous paraît aujourd’hui impossible, insoluble : un événement, une situation collective, qui, à un moment du destin, rencontre le peuple. Le possible ne dépend plus du bon vouloir de l’Etat, mais de ces anonymes du peuple. L’Histoire change les noms. Ceux et celles qui jusqu’à présent n’ont pas eu de noms, deviennent les porteurs de vérité, d’identité, d’égalité, d’universalité. La politique non-étatique, c’est la rencontre d’un événement et d’une idée. Mais ce temps politique est rare, qui ne peut dépendre de la seule volonté de l’Etat, de cet Etat dont Alain Badiou a écrit qu’il est « une formidable machine à fabriquer de l’inexistant en imposant une figure de la normalité identitaire ». Alors que l’événement politique c’est le contraire, un moment bref, intense, localisé. Un fait peut ainsi être porteur d’une idée. Il devient alors ce que Sartre appelait un « universel singulier ». Nous contribuons à faire l’histoire, mais l’histoire nous fait aussi : il s’agit d’agir en sorte que nous ne soyons pas seulement le produit de « ce qu’on a fait de nous ». Un événement est historique par le devenir qu’il engendre, et nous situe sur un passage où nous produisons et détruisons en même temps. Etre subversifs, c’est agir au-delà de ce que l’on a fait de nous. Au sein d’un monde où domine l’aliénation, notre liberté reste pourtant incontournable, car elle est constitutive de notre existence. « Nous comme condamnés à être libres… nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres.. Nous sommes toujours en instance de liberté. » (Jean-Paul Sartre). Nous ne  choisissons pas le monde dans lequel nous vivons, mais nous devons nous choisir dans ce monde, quel qu’il soit. Par nos actes, en nous créant, par un don de notre existence, nous créons le monde en même temps, car toute liberté est « en situation ».

Quand un événement se lève , quand nous pouvons reposséder le monde, ce monde dont nous avons perdu la maîtrise, il faut savoir saisir le moment opportun. Il suffit de susciter des événements qui échappent au contrôle continu de notre société de contrôle, afin de s’extraire des préjugés et des techniques constituées.

Mais un peuple n’est jamais donné empiriquement, il faut construire la scène qui va lui permettre de s’exprimer, sur laquelle il va crier le tort qui lui est fait, qui va donner naissance à ce que Jacques Rancière a appelé « La mésentente ».

Ainsi les jeunes comptent peu dans la distribution des places sociales (beaucoup ne votent pas), mais parfois leur cri fait irruption sur la scène politique, et alors le pouvoir est tenu de prendre en compte ce cri qui a surgi par surprise, suite à un événement imprévisible, qui a fait naître une colère collective qu’il est impossible de refouler, parce qu’il s’agit d’affects et d’émotions communes, solidaires et conflictuelles à la fois. Peu importe s’il ne s’agit pas d’un fait majoritaire, d’une quantification par le nombre, on peut dire néanmoins que le peuple s’est exprimé à travers sa jeunesse, ses cris, sa révolte, ses craintes, son inquiétude.

Le dialogue du réel et de l’utopie ne cesse jamais en nous. Il convient que le réel ne se limite pas exclusivement à ce qui existe, et les frontières de l’impossible doivent être sans cesse repoussées. Et quand le réel est en manque d’utopie, cela équivaut à un manque de réel.

C’est pourquoi parfois la rue s’exprime, même si elle ne se situe pas à un point précis du pouvoir : elle se situe au milieu, là où les choses s’accélèrent, c’est un entre-deux libéré de l’appareil d’Etat. Et pour reprendre les concepts d’Alain Badiou, quand l’émeute immédiate a eu lieu, reste à la transformer en émeute historique. Pour que les choses ne restent pas ce qu’elles sont.

« Les vaincus d’aujourd’hui sont demain les vainqueurs

Et jamais devient aujourd’hui »

Bertold Brecht

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L’Université est un de ces rares lieux où puissent se tenir des Etats Généraux sur l’avenir de la Corse, en relation avec les autres îles européennes, en regroupant toutes les sensibilités politiques, le monde de l’art, du travail, de la science, et permettant d’élaborer une conceptualisation d’avant-garde sur le devenir politique corse, que la notion d’autonomie, « notion-valise », approximative, fonctionnelle, est loin de rendre intelligible. Etre autonome, ce peut être créer ses propres temporalités, ses propres problématiques, ses propres accès à l’espace public. C’est briser le cercle de la dépossession, c’est imposer ses propres paroles, c’est inventer une nouvelle « relationnalité », en un mot, c’est inventer son propre monde : c’est une notion essentiellement politique, créatrice de désordre, permettant l’émancipation à travers la mobilisation des minorités, ce n’est en aucun cas un concept juridique opérationnel. Le mot d’autonomie revêt une signification juridique floue, c’est le moins que l’on  puisse dire. Le seul concept opératoire est celui d’autodétermination d’un peuple, qui englobe le concept de subjectivité. L’autonomie doit se déterminer par-rapport à quelque chose : soit verticalement par transfert d’une instance supérieure (l’Etat), soit horizontalement, en comparaison avec d’autres instances de même niveau, par différenciation hétérogène (ces instances de même niveau revendiquant des statuts différents). En tout état de cause, la notion d’autonomie se situe dans la logique de la majorité, qui est conformiste et se soumet à un modèle unique. La minorité, elle, n’a pas de modèle, elle invente pour résister aux « lignes de fuite » : elle exprime un peuple qui clame sa résistance, sa créativité, son art, sa liberté.

La science universitaire peut aider à interrompre le fonctionnement de la domination majoritaire, en faisant appel à ce qui manque. Quand l’intempestif se produit, qui ouvre le futur, l’espace de la recherche peut intervenir, qui est un espace ouvert, sans mur ni frontière.

L’Université n’est pas une institution d’Etat, elle ne tient pas un langage officiel, elle parle au nom de la « tribu » : elle renvoie à une transgression, fût-ce dans les formes. L’Université c’est du public, mais pas du conformisme. C’est un des rares lieux où l’on puisse s’exprimer avec générosité, désintéressement, gratuité. L’Université est une représentante de l’universel. Face à un Etat qui pratique la fermeture des possibles, par une pensée qui raisonne en termes de police, d’autorité, d’administration, l’Université, elle, se place du côté du peuple et de son territoire.

Pour lutter contre la reproduction à l’identique de l’ordre social, pour ne pas participer au maintien de sa propre domination par l’acceptation de son aliénation, un groupe qui veut se constituer en groupe, doit démontrer quelle sont les représentations qui font la politique. L’Université, par sa mission de recherche, peut mettre au service de l’universel la puissance subversive des mouvements sociaux particuliers, éphémères, nés de son peuple.

Ce qui spécifie l’Université, ce n’est pas ce qu’on y sait, mais ce qu’on y cherche : l’essentiel, c’est le chemin entre les pierres. La science développe des processus singuliers, des multiplicités, des agencements de déterritorialisation. Pour parler comme Gilles Deleuze, seuls les devenirs minoritaires échappent à l’emprise de l’Etat. Les pensées scientifiques minoritaires, croissent par le milieu, là où se situent les plis, les inflexions, les tourbillons, les court-circuits. La division du travail qu’implique la science nomade – celle qui prévaut à l’Université -, s’oppose totalement à la division du travail imposée par l’appareil d’Etat, qui sépare théorie et pratique, travail intellectuel et travail manuel. La véritable pensée scientifique est une pensée nomade, du dehors, vagabonde, sans modèle du Vrai ou du Juste, avec simplement des relais. C’est une pensée dont on dit qu’on la parle en «étranger dans sa propre langue », pour faire naître quelque chose d’incompréhensible.

Le chercheur habite sa science, il s’y « détéritorrialise ». Il fait la science autant qu’elle le fait. Il se déplace comme un guérilléro qui vit en permanence une guérilla du savoir, sur ce territoire qu’est l’université, cet espace lisse de métamorphose, de traduction, de translation, de conversion du savoir vers la société."

Francine Demichel

Mai 2022

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Plaidoyer pour les vieilles dames indignes

"La formule gaullienne est devenue célèbre : « la vieillesse est un naufrage ». A quoi bon vieillir ? Mais la société cherche à nous prouver le contraire : la médecine maintient les vieillards dans un état physique de plus en plus confortable et hygiénique. Mais en même temps, la société isole les vieux dans des établissements qui ressemblent à des hôpitaux, où ils perdent le sens de la vie.

Il n’est pas suffisant de prolonger la vie, encore faut-il savoir quel sens donner au grand âge ? A quoi sert de devenir de plus en plus vieux si l’on ne sait plus pourquoi : pourquoi faire si l’on n’a plus que le droit de ne rien faire ? Le passé n’est plus une valeur essentielle, le vieux n’est plus le porteur d’expériences, d’une culture irremplaçable («Un vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » dit un proverbe africain). Dans notre société néolibérale, où seuls comptent l’urgence et la vitesse, l’éphémère et le futur, les vieux sont encombrants, trop peu mobiles, trop peu adaptables à la frénésie de l’innovation : une « start-up nation » n’a que faire des vieillards, et de leur sagesse d’ancêtres. Même si on les traite bien physiquement, à travers des pratiques hygiénistes de plus en plus élaborées, on leur demande d’oublier qu’ils existent, après cette période indéterminée, qui comprend les premières années de la retraite qui permettent de multiplier les voyages, les activités sociales bénévoles, avant d’atteindre le grand âge où se développe le sentiment d’inutilité et de pente fatale vers la mort ( on parle alors de « syndrome du glissement »).

Regroupés dans des « maisons closes », les vieillards (le plus souvent des femmes) dépendants se retrouvent privés de leur famille, de leur cadre de vie, des objets qu’ils aiment, de leur animal familier, de l’âme de leur foyer : plus personne n’est là pour leur apprendre à continuer à vivre comme une récompense qui répond à une vie bien menée.

Relisons Platon, Aristote, Cicéron, Montaigne, Simone de Beauvoir et tant d’autres, qui ont montré que la sagesse c’était aussi, au-delà de la lassitude, une énergie ultime pour se réconcilier avec le monde, au-delà des révoltes qui ont précédé cette impuissance. Tenter de faire, selon la formule de Rousseau, « quelque progrès sur soi-même », à travers un dialogue continu entre inquiétude et curiosité, est devenu impossible. Pour l’anthropologue Marc Auget («Une ethnologie de soi. Le temps sans âge ») la vieillesse n’existe pas comme identité spécifique : nous devenons « hors d’âge », faits de temps multiples, des souvenirs entremêlés par un retour au « stade du miroir ». Vieillir c’est vivre, c’est être de façon banale mais intensive, à condition de continuer à avoir des relations sociales, avec des livres, des artistes, des parents, des amis nouveaux… Si l’âge est une donnée physique, la vieillesse est une construction sociale : à partir de quand et comment commence-t-on à vivre « le premier jour du reste de sa vie » (Jean Baudrillard) ? Quel jour prend-t-on conscience que l’essentiel est derrière soi ? Pour trop de vieux, aujourd’hui, la vieillesse, loin d’être une nouvelle aventure, est une tragédie, car leur vie est incapable de cette compétition et de cette performance exigée par notre société.

J’aime ces femmes indignes qui transgressent les règles de la bienséance, de la solitude, du silence, qui osent parler et agir, penser et transmettre autre chose que des banalités entendues sur des chaînes de T.V, avoir un comportement actif, des engagements inventifs, du travail original, mêlant toutes sortes d’activités et jetant un regard renouvelé sur notre société. « Ecrire pour ne pas mourir », telles Marguerite Duras ou Marguerite Yourcenar, jouer sur les scènes du monde, telle Gisèle Casadesus, explorer les continents africains, telle Germaine Tillion, danser les ballets modernes, telle Zizi Jeanmaire, rester une meneuse de revue telle Mistinguett ou militer telle la passionaria sur tous les meetings révolutionnaires d’Europe. Ces exemples magnifiques sont pourtant tombés dans l’oubli.

Dans une société gangrénée par la vitesse et l’accélération dans l’éphémère, les vieux - au quotidien – pourraient nous réapprendre la lenteur, la méditation, le silence, la conversation désintéressée, la fantaisie inutile… à condition de savoir les écouter et les regarder vivre. Notre société fortement déchristianisée et ayant oublié les grands récits révolutionnaires, a perdu le sens du passé qui a été cannibalisé par le présent. Ce « présentisme » méconnaît l’histoire et celles et ceux qui en sont porteurs : les vieux. Seuls comptent le discontinu, la brutalité de l’événement, l’imprévisible et l’inattendu.

La logique normative du marché dominante, écrase ces espaces communs in-appropriables où la société parque ses vieux. Or, la pratique sociale fait l’individu, produit le sujet. Le corps est un élément fondamental de chaque vie. A lieu d’écarter la loi du renard au profit des mécanismes dionysiens, le principe de précaution qui règne dans les institutions publiques et privées pour vieillards et qui repose sur la logique de la peur fait oublier les dieux voleurs de feu. Le corps c’est la vie, mais toutes les vies ne sont pas vivables : certaines même, si elles sont vécues, sont invivables, car les êtres sont alors traités comme des choses, des choses mortes «  qui ne sont pas dignes d’être pleurées », selon l’expression de Judith Butler, car elles ne répondent plus aux critères d’âge, de richesse, de santé. Une vie vivable dans notre société est une vie qui correspond au monde économique et social, sinon on considère qu’elle a épuisé son potentiel de vie, selon les normes que la société nous impose : car la vie et la mort sont construites par le pouvoir. Le covid nous démontre, s’il en était besoin, que  le pouvoir régit intimement nos vies et refoule nos morts. Le problème est aujourd’hui de le savoir et d’y faire face, pour obliger ceux qui nous dirigent à construire nos vies dans le respect de la liberté individuelle et de la solidarité collective.

La vieillesse incarne l’éthique de la fragilité face à l’agitation permanente, à la vie à grande vitesse où chacun se retrouve sans cesse à bout de souffle, sujet anéanti par la poursuite des objets. De nombreux philosophes considèrent qu’à la civilisation de  l’usine comme lieu de luttes sociales a succédé la civilisation du corps, centré moins sur le besoin social que sur  le désir individuel. Mais cette place centrale du corps est associée à une reconfiguration de sa portée symbolique : avec les progrès de la science et les théories philosophiques contemporaines, le corps est désormais traité comme le lieu d’interaction du physique et du psychique. On pense avec son corps. Tout corps, y compris celui d’un vieillard, est pensant. Les vieux sont ainsi, par leur corps, des « lieux de mémoire » à condition de savoir les écouter, de prendre son temps. Jadis, avec leurs papotages enjoués,  les vieux profitaient de la présence des jeunes. Ils ne demandaient rien en échange de cette présence, car ils connaissaient la force de la générosité.

Désormais assignés à la propreté (au propre contre le sale), à l’ordre et au silence, les vieux subissent dans nos sociétés une véritable neutralisation sociale, une perte de leur pouvoir de transmettre les choses du passé, ses valeurs. Les vérités prosaïques de l’existence, d’une existence de gens toujours pressés, écrasent la tendresse, les passions incalculables. Les vieux enfermés éprouvent sans doute des sensations, mais celles-ci sont douceâtres, fades et flottantes, loin de la brutalité de la vie active de plus en  plus pressée.

Où sont les dîners de famille où l’on papote de tout et de rien ? Comment survivre dans un univers dépourvu d’amoureux ? d’amis de passage ? Quand on ne peut plus se payer le luxe de la tendresse, d’une tendresse partagée ?

La vieillesse survient quand la fatigue domine la passion. Marcel Proust évoquait « le grand renoncement » qu’est la  vieillesse, ce temps qui voit la fin de «la douceur réparatrice et bénie du repos ». Face à la fatigue de vieillir, il faudrait aider les vieux à ne pas rester seuls dans le couloir de la mort, sous l’emprise violente d’un système qui s’apparente au système carcéral. Notre société, qui essaie de prolonger la vie indéfiniment, cherche à effacer la mort : les rituels et cérémonials d’enterrements disparaissent, tels les repas d’enterrement où l’on commentait abondamment la vie du trépassé. L’adieu est désormais désacralisé et souvent expédié à toute vitesse, sans plus de chants ni de poèmes, pas plus que de musiques ou de veillées funèbres. Le cadavre n’est plus exposé, mais caché, souvent brûlé. Reste le vide, car a disparu le lieu où rencontrer le mort, où donner rendez-vous au défunt, procédure rituelle qui garantissait au deuil un temps long. Le deuil ne se signale plus sur le corps des vivants qui ont aimé celui ou celle qui vient de mourir. C’est dire que l’on ne croit plus en l’avenir et que ne reste que le présent immédiat, sans aucune possibilité d’anticipation.

Où sont passés les vieux ? Les vieux ne sont désormais nulle part. Dans cette société qui vit sous la tyrannie de l’instant, on surcharge frénétiquement le présent, on travaille plus longtemps  et plus vite, pas forcément lieux, car de façon fragmentaire. Le manque de temps est le signe distinctif du professionnalisme. La lenteur n’est pas encore redevenue la marque de la raison. Reste l’écriture comme un des principaux « oasis de décélération » (Rosa).

Pour n’avoir besoin de personne ni de rien, à la mode de la liberté sartrienne, encore ne faut-il pas être dépendant physiquement et psychiquement d’autres, d’étrangers. Pour se désapproprier, « rien dans les mains, rien dans les poches » (Jean-Paul Sartre), il faut être autonome, ce que ne sont pas les vieux dépendants des soignants. Le don et l’abandon de soi ne peuvent concerner la vieillesse qu’à la condition que celle-ci soit chaleureuse, joyeuse, transgressive, révoltée, en un mot vivante. On peut n’avoir aucun intérêt pour l’argent, ni vouloir posséder des objets, et se satisfaire d’une vie dans le néant métaphysique, mais à condition de posséder le monde sans aucun substitut symbolique. Mais les vieux enfermés dans les chambres des EHPAD (cette chambre qui est à la fois une protection et une prison), n’ont pas de tels projets métaphysiques d’une appropriation imaginaire du monde. Leur cadre de vie ne s’y prête guère. Car ces vieux sont parqués dans des mouroirs invisibles, hygiénisés par de « petites mains », elles aussi invisibles, «petites mains » vaillantes, de femmes jeunes, souvent pleines de bonne volonté, mais que la structure surdétermine à agir vite (elles courent sans cesse), sans pouvoir faire la moindre causette auprès de vieilles et de vieux qui s’ennuient dans leur chambre.

Les riches veulent bien aider les vieux, comme les pauvres, mais de loin : ils ne veulent ni du spectacle jugé obscène de la misère, ni de celui jugé encombrant de la vieillesse. La stratégie d’évitement des pauvres, c’est de créer des ghettos protégés des classes populaires. Quant aux vieux, il s’agit de les parquer dans des établissements clos d’où ils ne sortiront plus. Cet impératif « moral » de la classe dirigeante sanctionne soit la différence de classes, soit l’écart des générations, grâce à une sorte d’essentialisation de l’exclusion des non-actifs (pauvres ou vieux), par une sorte de déterminisme biologique : les pauvres ne sont rien et les vieux ne sont plus rien. Pauvre et vieux, c’est le désastre.

Et pourtant la vieillesse peut être un bel âge. La vieillesse vous conduit à regarder la vérité en face, car les vérités de la vie et de la mort deviennent bonnes à dire et à penser. Ne pas vouloir savoir devient de plus en plus difficile. Vivre engourdi devient impossible. Le « malheur de vivre » perce malgré toutes les dérobades, la tête sous le drap. La « maladie de la mort » (Marguerite Duras) est devenue la vérité du vieillard face à l’éternelle jeunesse du monde. Au moment d’aborder l’inexistence, il est sinon raisonnable, du moins sage de se poser la question des raisons de vivre, de commencer à aborder un savoir : car mourir peut apprendre à vivre. Plus simplement, la vieillesse rend plus libre : n’est-ce-pas le temps de la vie où l’on commence à voir les choses comme elles sont, pour reprendre une formule de Fontenelle ?

« Je suis comme celui qui s’est tant attardé 

Attend sur le chemin que la voiture passe »

Victor Hugo

On le voit, le partage entre la sérénité et la résignation est ténu. Le calme procuré par un travail de deuil vis-à-vis de la vie prépare à mourir. Mais l’isolement des vieillards aide-t-il à cette sérénité ? En les parquant dans des immeubles fermés, on oblige les vieux à économiser leurs vies, ce qui signifie qu’on les contraint à mourir avant l’heure. Un vieux n’a aucun temps à gagner : il convient seulement qu’il puisse apprendre à le perdre, en écoutant longuement, en conversant joyeusement, en donnant compulsivement les objets auxquels il était le plus attaché, en humant voluptueusement les arbres en fleurs du jardin. Mais surtout en ne faisant pas d’économies sur sa vie : ne plus comptabiliser son énergie vitale, ne plus calculer ses excès, ses dépenses, pour écarter cette somnolence qui guette et qui n’est que de la survie comptable. Certains sociologues appellent cela « la course lente »des vieillards. Vieillir, ce serait en quelque sorte apprendre à courir lentement. Etre vieux, ce n’est pas être un malade, pas plus qu’un délinquant que l’on devrait surveiller, prendre en charge. Etre vieux, c’est avoir besoin d’un regard qui ne soit ni inquisiteur ni médical, mais affectueux, bienveillant, solidaire, amical. Nous devons apprendre à construire une « société du grand âge ». Au lieu de créer des lieux de séparation, des barrières entre générations, nous devrions pratiquer l’enchevêtrement et l’interdépendance, en quelque sorte une « créolisation sociale», seule digne de lutter contre la violence de l’économie capitaliste du profit, qui introduit la rivalité partout. Notre société est confrontée à un choc anthropologique majeur – la pandémie en est l’une des manifestations. Notre santé mentale est directement concernée. Mais malheureusement, la vieillesse est un âge particulièrement délaissé dans les EHPAD, de ce point de vue. Au-delà des causes organiques génétiques, c’est toute la vie relationnelle des vieux qui doit être revisitée. La vie organique compte, certes, mais il ne faut pas tomber dans l’idéologie scientiste qui conduit à «une pharmacovigilance » omniprésente.  Au lieu d’opposer mécaniquement un essentialisme de la médecine à un existentialisme de la psychiatrie et de la psychanalyse, mieux vaudrait comprendre que la vieillesse a besoin des deux. Or, le traitement de la maladie mentale se porte mal en France. Est-ce parce que ces sciences que sont la psychiatrie et la psychanalyse ne soignent pas tel ou tel organe, mais l’ensemble de l’individu, de son corps, de sa vie ? La maladie mentale est au croisement du normal et du pathologique, du biologique et du spirituel, du corps et de l’esprit. Ce qui domine dans ces sciences, c’est que l’on soigne globalement, au-delà de tous les actes techniques, et de l’administration de médicaments.

Ce qui aide à vieillir, ce qui aide à mourir, c’est l’amitié, avec sa ronde autour du monde, avec sa bienveillance, avec ses messages, ses visites, ses embrassades, ses petits cadeaux, ses mots doux, qui retiennent le vieillard au bord de la mort, laissant à croire que l’on ne meurt qu’à condition de le vouloir, et qu’on aime toujours la vie au nom des autres."

Francine Demichel

2022

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Les deux sens de l’histoire : Napoléon et La Commune

"Commémorer ne veut pas dire nécessairement honorer inconditionnellement, mais renvoyer aux débats d’historiens.

La France que j’aime, c’est plus celle de la Commune que celle de Napoléon, plus celle de Louise Michel que celle d’un régime esclavagiste, misogyne, détestant les écrivains  - hommes comme femmes- , pillant les richesses des autres peuples.

Bien sûr, il y a l’hommage incontournable de Victor Hugo. Bien sûr, il y a le Mémorial de Sainte-Hélène. Bien sûr, il y a le mythe qui a fait que le mot « corse » a traversé le monde entier.

Mais je préfère honorer l’anonymat du peuple de La Commune, de ces hommes et de ces femmes « sans place », « sans voix », invisibles, qui s’insurgent et revendiquent le droit d’exister politiquement au prix de leur vie, ces anonymes qui brûlent en effigie la guillotine, qui réquisitionnent des logements pour les pauvres..

Bien sûr, avec Napoléon, il y a la Comédie Française, l’Université, le Code Civil (encore que celui-ci soit avant tout un culte à la propriété privée et au système patriarcal).

Célébrer Napoléon, c’est célébrer l’Etat, un Etat centralisateur, puissant, unifiant la langue, la culture, les frontières, la citoyenneté.

Napoléon, c’est le triomphe du pouvoir, de l’ordre économique, politique et moral. C’est le ton épique et conquérant. Napoléon fait partie de l’histoire des Césars, des grands hommes, des héros mythiques, des hommes providentiels.

La Commune fut une immense improvisation, tenue de se défendre contre Thiers. Les communards ont rêvé d’une France qui n’existait pas, d’un mythe révolutionnaire irréalisable, d’une justice généreuse.

Célébrer La Commune, c’est célébrer un peuple courageux, inexpérimenté, rêveur. C’est célébrer un moment de révolte neuf, un trou dans l’histoire de la domination.

Célébrer Napoléon, c’est célébrer un homme de pouvoir, au pouvoir, un homme solitaire, qui se voulait en tête du monde. Célébrer La Commune, c’est célébrer un peuple anonyme. C’est dire au monde que l’incertitude d’avenir n’empêche pas l’engagement. Les hommes et les femmes de La Commune n’étaient pas des gens en place, ils étaient des victimes de l’ordre quotidien, à la violence invisible. Ils ont cherché, avec courage, à construire une altérité avec générosité. Ils ont cherché à réaliser leur liberté, et même si ce sursaut fut précaire, il laisse pourtant une trace indélébile dans la mémoire de gauche des peuples du monde entier."

Francine Demichel

Mars 2021