Tribune.
Monsieur le Président de la République française et candidat à la
prochaine élection présidentielle, la Corse est en train de revivre de
sombres heures, suspendue au dernier souffle de vie d’un homme, Yvan
Colonna, condamné pour le meurtre du préfet Erignac [en 1998]
et incarcéré depuis dix-neuf ans à la suite de trois procès et d’une
saisine de la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à la
présomption d’innocence.
Ce prisonnier, qui fut l’homme le plus recherché de France, au statut de détenu particulièrement signalé (DPS) [statut levé le 8 mars par le premier ministre Jean Castex],
a fait l’objet d’une tentative d’assassinat le 2 mars dans la salle de
sport de la prison d’Arles (Bouches-du-Rhône). Son agresseur, DPS lui
aussi, est un djihadiste considéré comme particulièrement violent par
l’administration pénitentiaire. Il remplissait des missions
d’auxiliaire, précisément incompatibles avec son statut.
Yvan
Colonna, 61 ans, a donc été frappé à plusieurs reprises par cet homme
de 36 ans qui a écrasé sa gorge avec son pied, puis l’a étouffé avec des
serviettes et un sac plastique auquel il avait accès dans le cadre de
ses fonctions. Cette scène, pourtant filmée par les caméras de
surveillance, a duré plusieurs minutes en l’absence de tout tiers, les
gardiens n’étant intervenus, selon l’administration pénitentiaire
elle-même, que lorsque l’auteur de l’agression les y invita [il leur a signalé que le détenu corse avait fait un « malaise »].
Yvan
Colonna est, en ce moment, entre la vie et la mort, dans un état très
grave et, à l’heure où vous prendrez connaissance de cette lettre
ouverte, personne ne sait comment aura évolué son état. L’annonce de
cette agression inouïe a provoqué une onde de choc en Corse, soulevant
plusieurs questions.
D’abord, des questions sur les faits :
- Comment
un détenu nationaliste corse au statut de DPS, très surveillé, auquel
le rapprochement dans une prison de l’île est systématiquement refusé
sous prétexte qu’il pourrait s’évader et qu’il serait dangereux pour la
République, peut-il se trouver, seul, en présence, d’un autre DPS ?
- Comment
cet autre détenu, qualifié de singulièrement violent par
l’administration pénitentiaire et connu pour des agressions graves dans
le milieu carcéral, peut-il se retrouver seul avec Yvan Colonna ?
- Pourquoi l’agresseur est-il auxiliaire de travail en prison alors même que ce statut est proscrit pour les détenus violents ?
- Pourquoi, alors que la scène est retransmise sur un écran de surveillance, personne n’intervient ?
- Pourquoi
les ministres de l’intérieur successifs sont-ils restés sourds aux
alertes du président de l’exécutif de Corse sur les menaces dont
faisaient l’objet les détenus politiques corses de la part des
islamistes radicaux ?
Nous
avons demandé, avec le président du conseil exécutif de Corse, Gilles
Simeoni, que la lumière soit faite dans les délais les plus courts sur
ce drame, et ce dans le cadre d’une commission mixte parlementaire
associant des députés, des sénateurs et des élus de l’Assemblée de
Corse, pour trois raisons :
- Personne,
ou presque, ne croit, en Corse mais aussi ailleurs en France, à une
simple agression dans les prisons françaises d’un détenu par un
codétenu ;
- Personne ne croît un instant qu’Yvan Colonna ait agi de quelque manière qui ait pu entraîner son agression ;
- Plus
personne n’a confiance dans une administration pénitentiaire et dans
une justice qui nient, depuis des années, les droits d’Yvan Colonna
comme des autres prisonniers politiques corses.
Contexte tendu
Aujourd’hui,
comme nous le disons depuis longtemps, Pierre Alessandri et Alain
Ferrandi, détenus depuis vingt-trois ans dans le cadre de l’affaire
Erignac, sous statut de DPS eux aussi, sont en danger. La levée de ce
statut et leur libération est une urgence absolue. Ma demande est donc
très simple : c’est une demande de transparence totale sur cette affaire
et d’application immédiate du droit français. Rien que le droit.
Cet
événement n’est que le révélateur des questions que nous nous posons,
Monsieur le Président de la République, sur votre connaissance et votre
intérêt pour la Corse. Ce drame intervient dans un contexte déjà
particulièrement tendu entre les représentants insulaires
démocratiquement élus et le représentant de l’Etat en Corse mais, plus
largement, dans un contexte où les Corses ne comprennent pas que le
président et le gouvernement de la République française puissent être
dans le déni du fait démocratique majeur qui a pris corps dans les
élections [territoriales] de juin 2021 : près de 70 % des
Corses ont voté pour des listes autonomistes et indépendantistes avec un
taux de participation de près de 60 %, soit presque le double du taux
moyen de participation électorale au niveau national pour le même
scrutin.
Pourquoi l’Etat
nie-t-il la représentativité politique des idées autonomistes qui, à
elles seules, ont attiré en juin 2021 plus de 50 % des suffrages ?
Comment nier que cette même Assemblée vote aujourd’hui à l’unanimité des
résolutions solennelles comme celle relative au rapprochement sans
délai en Corse des prisonniers du commando Erignac sans que l’Etat ne
daigne lui répondre ? Pourquoi, depuis des mois et des années, les
gouvernements successifs ne donnent-ils pas de réponse aux demandes
d’adaptation législative ou réglementaire, opportunité pourtant prévue
par le statut particulier de la Corse, qui permettrait d’adapter les
textes en vigueur aux contraintes géographiques, sociales et économiques
de l’île et de construire ainsi une stratégie de développement durable
et apaisé ? Le droit, là encore, n’est pas appliqué.
Mépris des institutions
Pourquoi
ce mépris des institutions de la Corse ? Pourquoi ce manque de respect
pour le travail de ces élus qui, toutes tendances confondues, dans
toutes les collectivités, chaque jour, œuvrent pour endiguer un niveau
de précarité des plus élevés, lutter contre les emprises mafieuses et la
spéculation, faire vivre ensemble des communautés d’origines diverses,
construire un avenir pour la jeunesse de cette île et œuvrer pour la
paix ? Car c’est dans la paix que doit pouvoir vivre la jeunesse.
Le
dimanche 6 mars, les syndicats étudiants de l’université de Corse ont
appelé à une manifestation demandant la vérité, l’application du droit
et refusant l’injustice répétée faite à ces hommes en particulier et à
la Corse en général. Les Corses ont répondu massivement à cet appel :
ils étaient, dans les rues de Corte [Haute-Corse], près de 15 000 à défiler [selon les organisateurs].
Soit, Monsieur le Président, deux fois la population de la ville !
Vingt-quatre étudiants ont été blessés par les forces de l’ordre.
Depuis, les manifestations de lycéens et collégiens se succèdent,
réprimées par une violence disproportionnée, attisant toujours plus le
climat d’injustice et de révolte.
Il
faut écouter cet appel de la jeunesse corse comme un de vos
prédécesseurs entendit celui des années 1970 et permit, en 1981, la
réouverture de cette université, fermée depuis l’annexion de la Corse
par la France, en 1769. En effet, ce serait une grave erreur que
d’alimenter toujours plus le sentiment de rejet d’une France sourde aux
revendications et aux espoirs de cette jeunesse insulaire.
Une
France répressive en Corse et qui, le 28 janvier, à Nice, honore, en
l’élevant au titre de grand-croix de la Légion d’honneur un homme [le capitaine Pierre Bartolini] qui, certes, fut résistant mais aussi, dans les années 1980, un « barbouze » du groupe clandestin anti-autonomiste Francia,
et fut impliqué dans les événements dits « de Bastelica-Fesch », qui
firent 3 morts et 6 blessés le 6 janvier 1980 en plein cœur d’Ajaccio.
Une assemblée attachée à la paix
Pourquoi,
aujourd’hui comme à l’époque, la France envoie-t-elle pour répondre à
la tristesse, à la colère et à l’indignation légitime de l’agression
d’Yvan Colonna, des centaines de CRS, des grenades de désencerclement et
des lacrymogènes pour maintenir l’ordre « quoi qu’il en coûte ». Mais…
savez-vous tout cela, Monsieur le Président ? Ne croyez surtout pas que
le peuple corse soit passéiste, intrinsèquement violent, uniquement
centré sur ses victoires et déboires, ses mythes et ses rengaines :
l’Assemblée de Corse, si attachée à la paix et à la liberté de tous les
peuples, a été la première assemblée en France et en Europe à manifester
son soutien aux premières heures de l’invasion de l’Ukraine par
Vladimir Poutine.
Mais
parallèlement, l’Etat profond sur l’île, ou depuis Paris, ne cesse
d’œuvrer pour qu’en Corse rien n’aille jamais mieux. Le savez-vous ? Je
ne le crois pas. Ou plutôt… je ne l’espère pas ! Car cela signifierait
au mieux que votre mépris est absolu, au pire que votre hostilité est
totale et qu’aucun espoir n’est permis de rapprocher cette jeunesse
corse d’une solution démocratique. Nous sommes aujourd’hui, Monsieur le
Président, à un point de bascule. Tenus au souffle de vie d’un homme
assurément victime de la vengeance d’un Etat qui ne respecte pas le
droit au nom duquel il l’a condamné.
Ne
méprisez pas la représentation démocratique de cette île et ne
méconnaissez pas son histoire contemporaine. Faites sans détour et en
toute transparence la lumière sur ce qui s’est passé dans cette prison
d’Arles, le 2 mars. Libérez immédiatement Alain Ferrandi et Pierre
Alessandri et donnez-vous ainsi la chance d’œuvrer à l’apaisement, de
respecter le droit et de ne faire de cette affaire ni un « problème
corse » ni un scandale d’Etat.
Marie-Antoinette Maupertuis
est la présidente de l’Assemblée de Corse. Elle a été élue le
27 juin 2021 conseillère à l’Assemblée de Corse sur la liste « Fà populu
inseme » de l’autonomiste Gilles Simeoni, puis élue présidente de cette
assemblée le 1er juillet 2021. Elle est aussi professeure d’économie.
Marie-Antoinette Maupertuis(Présidente de l’Assemblée de Corse)