Depuis plusieurs décennies, des bandes criminelles prospèrent dans notre
île. Elles usent de moyens identiques à ceux des mafias : intimidations et
menaces, racket, trafics crapuleux et blanchiment, attentats, assassinats… Elles se livrent à des rivalités entre elles
pour toujours plus d’emprise économique et territoriale. Attention toutefois à l’émergence de grands gagnants qui
soumettraient tous les acteurs d’un territoire à l’exemple des mafias car la
mafia est un totalitarisme.
Face à ces menaces, notre société n’est pas restée sans réaction. Depuis
les années 2010, des mobilisations ont été organisées à la suite d’assassinats
ou d’attentats. Pour sa part, la ligue des droits de l’Homme (LDH) a participé
à une quinzaine de ces mobilisations. Fin 2013, elle a lancé un appel aux
consciences « Contre les assassinats
et la « loi » de la jungle », dénonçant « les pressions, le racket, les menaces, les
agressions contre des entrepreneurs, des commerçants, des élus, des
personnalités, des militants d’associations, des syndicalistes, des
journalistes » et soutenu par 80 personnalités. Cette campagne s’est
conclue par une réunion à Bastia regroupant 350 personnes. En 2019, deux
collectifs anti-mafia se sont créés.
Dans le prolongement de toutes ces mobilisations, l’Assemblée et le
Conseil exécutif de Corse ont engagé en novembre 2022 une réflexion sur les
dérives mafieuses. Un rapport conclusif porté par l’Exécutif propose de lutter
contre ces dérives en déclinant « trente mesures pour une société corse
libre, apaisée et démocratique ». Au
regard de cet objectif, celui d’un développement démocratique en réponse à la
criminalité, le rapport peut être considéré comme une contribution à un projet
de société et chacune de ses mesures comme la traduction en action de cette
ambition démocratique.
L’invitation faite aux associations et aux collectifs de travailler sur
les dérives mafieuses avec les élu∙e∙s et le renouvellement de cette invitation dans le
cadre d’une instance chargée de suivre la mise en place des trente mesures vont
dans le sens d’une démocratie participative.
Pour leur part, les représentants de l’Etat se sont abstenus au motif
d’un devoir de réserve. Le rapport de l’Exécutif observe à juste titre que
« faute d’avoir obtenu des
indicateurs officiels et d’avoir pu en débattre avec les autorités concernées,
l’atelier [consacré à l’analyse et la quantification des dérives mafieuses
et aux procédures pénales] a dû s’en
tenir aux appréciations fournies par ses membres dans les contributions, un
ressenti global qui va dans le sens d’une pression accrue de la criminalité
organisée sur la société corse ».
Les universitaires auditionnés ont également dit l’importance de ces
informations pour mieux appréhender la criminalité organisée. Raphaëlle
Parizot, économiste, spécialiste de l’économie criminelle, a indiqué que si
« L’Italie s’est engagée dans la
création d’un délit spécifique [association mafieuse] ; pour autant, celui-ci est le résultat d’un rapport
parlementaire très étoffé sur la mafia sicilienne. Si l’on veut faire évoluer
la législation, un travail sociologique et quantifié en sera le préalable. ».
Revenant sur un rapport confidentiel de la JIRS concernant la Corse dont la
presse s’était fait l’écho en 2021, Xavier Pin, professeur de droit privé et
sciences criminelles a confirmé que « s’agissant de la Corse, faute d’avoir accès au rapport de la JIRS, un
problème de quantification se pose incontestablement ».
Toutefois, nous disposons d’autres données qui intéressent notre
réflexion sur les moyens alloués par l’Etat à la justice, à la police, à son
administration. Nous connaissons la situation de la justice en grande
souffrance faute de juges et de personnels judiciaires suffisants avec pour
conséquence de nombreuses affaires classées, un calendrier des audiences
surchargé, des délais de traitement des affaires conséquents à tous niveaux.
Ces jours-ci, la presse a traité de la situation dans les commissariats
de Corse. Des syndicalistes ont fait état du manque de personnel et du manque
d’attractivité des postes disponibles en Corse. Ils demandent à faciliter le
retour des insulaires en poste sur le continent, mettant en avant leur
connaissance du territoire qu’ils considèrent comme une plus-value. Dans son
rapport, l’Exécutif rappelle la méfiance exprimée vis-à-vis des fonctionnaires
corses travaillant en Corse dans deux documents parlementaires publiés au
lendemain de l’assassinat du préfet Claude Erignac.
La LDH souhaite ajouter que l’un de ces deux documents, le rapport dit
« Glavany » affirmait l’existence d’un système « pré-mafieux » en
Corse. Après avoir manifesté massivement, 40 000 personnes, contre cet
assassinat, les Corses ont subi une répression démesurée pendant près de deux
ans et une opération « mani pulite » au nom d’une culpabilité collective.
Cette histoire n’est pas si éloignée de nous.
Aujourd’hui soyons vigilants. Que
notre refus de l’impunité et notre demande de justice ne soient pas détournés
au profit d’une loi d’exception. D’abord, avec une remise en cause des
droits de la défense qui sont une marque distinctive de la justice en
démocratie. Dans les pays autoritaires, ils sont un simulacre voire ils sont
totalement bafoués. Ensuite, avec la suppression des jurys populaires. En
mettant fin à cette expérience de démocratie participative, le législateur
éloignerait encore plus les citoyens et citoyennes de la justice. Et encore, avec
la revendication d’un nouveau délit d’association mafieuse aux contours flous
notamment en matière de recueil de la preuve, qui ouvre la porte à
l’arbitraire, à l’identique du délit français d’association de malfaiteurs.
Autant de reculs que ne soutient pas le Conseil exécutif et la LDH s’en
félicite.
Soyons également vigilants. Que
nos aspirations à la protection des personnes ne soient pas détournées pour
remettre en cause l’évolution institutionnelle de la Corse. A cet égard,
les propos de l’ancien préfet de Corse, « le crime organisé imprègne l’intégralité de la société corse [dans] de nombreux domaines, dans le monde
associatif, économique, et y compris dans les services de l’Etat »,
tenus devant les députés de la mission d’information sur notre avenir
institutionnel, nous inquiètent.
En outre, qu’en est-il d’un possible
développement démocratique si notre économie est soumise à une dérégulation qui libère des espaces entre l’économie
légale et illégale et qui génère une société du précariat, inégale en
droits et en dignité. Dans ce domaine non plus, il n’y a pas de fatalité.
S’opposer à la dérégulation, c’est donner les
moyens nécessaires aux services publics en charge des contrôles de légalité
d’accomplir leurs missions (douanes, inspection du travail, URSSAF, services
fiscaux, environnement…). C’est garantir le contrôle citoyen par une publicité
des décisions prises par les pouvoirs publics et par l’accès aux documents
administratifs. C’est protéger les militants syndicaux et renforcer les
libertés syndicales notamment en prenant en compte la réalité de nos entreprises,
87 % d’entre elles ayant moins de 10 salariés. C’est respecter le statut
légal du lanceur d’alerte afin que les personnes concernées puissent agir dans
les domaines de la corruption et du blanchiment. C’est s’appuyer sur l’agence
française anticorruption.
De par
ses champs d’intervention et son statut de directive générale d’aménagement, le
PADDUC peut être également considéré comme une contribution à un projet de
société et chacun de ses objectifs comme la traduction en action d’un
développement économique solidaire, durable, répondant aux besoins des Corses.
Comme pour la réflexion sur les dérives mafieuses, l’élaboration et le
suivi des actions du PADDUC devraient être un temps de démocratie participative
associant les associations et les syndicats notamment.
Face aux dérives mafieuses, développer la démocratie c’est vouloir
transmettre une culture démocratique à nos enfants et à la jeunesse. Dans cette
lutte, la dimension éducative est un impératif si nous vous voulons un développement démocratique durable.
Le rapport propose de promouvoir une culture de la légalité. La connaissance de
la loi et la compréhension de son respect sont des éléments de la culture
démocratique. Comprendre son élaboration dans un cadre démocratique constitue
un autre élément qui permet notamment de saisir l’importance du droit de vote
et plus généralement l’intérêt d’un engagement citoyen au-delà du droit de
vote.
Mais la loi est aussi un objet démocratique. Elle peut être critiquée et
contestée, réformée ou abolie. Pour sa part, « La ligue des droits de l’Homme ne se borne pas à prendre en charge la
portion de justice inscrite dans la loi ; elle veut inscrire dans la loi
la totalité de la justice » (Victor Basch, président de la LDH
assassiné avec sa femme Ilona par la milice française le 10 janvier 1944). La
démocratie suppose le débat contradictoire à des fins de règlement pacifique
des conflits et un esprit critique qui est consubstantiel de la liberté.
La connaissance de la loi et la compréhension de son respect, son
élaboration, la formation au débat contradictoire et à l’esprit critique sont
des objectifs pédagogiques complémentaires pour permettre à nos enfants de
s’approprier
les outils nécessaires à la défense de leurs droits et ceux des autres
et d’appréhender le régime universel qui protège les droits de l’Homme, la
démocratie. L’éducation aux droits de l’Homme qui n’apparaît pas dans le
rapport permet d’organiser des actions pédagogiques répondant à cette
complémentarité dans un cadre laïque garantissant la liberté de conscience, la
séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, l’égalité
de tous devant la loi, quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions.
Nous nous interrogeons sur la pertinence
des dispositifs éducatifs issus de l’histoire et de la société
italiennes, présentés comme inspirants, tels que : le « progetto
Legalità » qui « intègre le thème de la mafia dans les programmes
scolaires », qui vise à « sensibiliser les enfants et à les vacciner
contre la tentation d’être attirés par les activités de la mafia » ;
la « caronava antimafie » qui « assimile les victimes de la
mafia à des résistants ou des patriotes ». Outre les visions hygiénistes
et confuses en matière d’histoire portées par ces dispositifs, ils renvoient à
des réalités sociales et politiques en décalage avec les nôtres.
Nous sommes partisans d’une éducation aux droits de l’Homme située dans
le contexte de notre société.
En ce sens, nous soutenons
l’apprentissage de la langue corse dans ce cadre, cet apprentissage ne devant
être exclu d’aucun domaine de la connaissance. Des matériaux pédagogiques sont à développer à partir de l’histoire de la
Corse, par exemple sa partie éclairée avec Paoli et la résistance, et sa partie
sombre avec le banditisme. L’étude de
notre usage sociétal des armes peut être proposée, avec la réglementation de
cet usage expliquée par des professionnels, des magistrats, des pratiquants du
tir sportif, des associations de chasseurs. Le monde culturel corse peut être mobilisé pour accompagner des séances
pédagogiques utilisant des supports issus de la création artistique
cinématographique et de tous les arts vivants, le chant, la littérature, la
peinture, la sculpture, le théâtre… Pour sa part, l’Université de Corse pourrait
accompagner ce travail en apportant des matériaux issus de recherches et
d’expertises scientifiques.
Le rapport rappelle avec raison la liberté de
créer et l’impossibilité en droit de censurer. Rappelons que tout thème porté
en classe doit faire l’objet d’un accompagnement pédagogique adapté aux
différents publics scolaires. La perspective d’un travail avec l’éducation
nationale permettra de répondre à cette exigence.
Plus généralement, la LDH alerte sur le
fait que la protection de l’enfance et de la jeunesse dans toute action
pédagogique mise en œuvre dans le cadre de la lutte contre les dérives
mafieuses constitue un impératif pour éviter absolument les violences psychologiques.
Le danger que représentent les dérives
mafieuses pour la société corse ne peut être minoré.
Le droit à la vie de toute personne, premier
droit énoncé par la déclaration universelle des droits de l’Homme et protégé
par la loi, ne l’est pas, particulièrement pour notre jeunesse. Voilà ce que
démontre fondamentalement le nombre d’assassinats commis en Corse. Nous savons
qu’en matière d’atteintes à la probité, la Corse est la région française la
plus touchée selon une récente étude de l’agence française anti-corruption.
Mais nous sommes inquiets de l’influence de ceux qui reprennent à leur compte
cette représentation stigmatisante de notre société ancrée de longue date dans
l’opinion française, la Corse l’île des bandits. Nous demandons à l’Etat d’agir sans abus, en usant de moyens de
répression proportionnés.
Nous ne voulons pas nous exonérer de nos
responsabilités dans ce délitement de la Corse.
Nous ne pouvons
laisser cette partie sombre de notre société décider de notre destin. Depuis plusieurs mois, nous essayons de trouver
notre frein naturel contre les assassinats et la corruption, c'est-à-dire notre
capacité en tant que communauté à lutter contre les dérives mafieuses. Aujourd’hui nous disposons d’un rapport qui propose
des réponses.
Mesdames et messieurs les élu∙e∙s, il vous revient de
décider ce qui dans ce document doit être gardé, modifié, abandonné. Pour sa
part, avec cette lettre, la LDH vous a précisé quels sont selon elle les enjeux
de cette lutte, entre des choix qui appuieraient un développement démocratique
pour les Corses et d’autres qui conforteraient une reprise en main de la Corse
par l’Etat, au risque d’affaiblir ici le lien entre démocratie et droits de l’Homme.
Bastia, le 24 février 2025
France 3 Corse Via Stella
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France 3 Corse Via Stella reportage