Monsieur le Maire,
Madame la Présidente de l’association Per Virgo Luigi
Mesdames et Messieurs,
Pour la troisième fois en trois ans, parole est donnée à la Ligue
des droits de l’Homme dans le cadre de manifestations organisées en Corse, en
mémoire à des soldats condamnés par la justice militaire et fusillés pour
l’exemple pendant la guerre 1914/1918.
En premier lieu, ce fut à Tagliu-Isulacciu en novembre 2010 lors
du retour de la dépouille de Sylvestre Marchetti dans son village natal ;
puis à Santa Reparata-di-Balagna en septembre 2012 lors du retour de la
dépouille d’un autre soldat corse fusillé pour l’exemple, François Guidicelli.
Aujourd’hui, vendredi 9 août 2013, nous sommes à
Casabianca, pour honorer la mémoire d’un enfant de ce village, Virgo Luigi, fusillé pour l’exemple
le 3 septembre 1916 à Jubécourt dans la Meuse.
C’est un honneur à chaque fois renouvelé que nous font les
organisateurs de ces cérémonies. Après l’affaire Dreyfus, la réhabilitation des victimes
de la justice militaire, avec la dénonciation des bagnes, constituent les autres grands combats qui fondent la Ligue des Droits de l’Homme.
Depuis, le capitaine Dreyfus a été innocenté et les bagnes fermés
mais les fusillés pour l’exemple et autres victimes des tribunaux militaires de
la Grande guerre ne sont toujours pas réhabilités.
Aujourd’hui, en 2013, notre prise de parole pour le rétablissement de la
vérité n’aurait pas la même force si
elle ne s’appuyait sur l’engagement de citoyens, d’associations et de
municipalités qui organisent ces moments importants. Elle ne serait pas
inspirée par la même réalité s’ il n’y avait eu le remarquable travail
d’investigation de la journaliste Jackie Poggioli.
En soirée, le nom de Virgo Luigi, enfant de Casabianca,
sera inscrit sur le monument aux morts de la première guerre de votre commune.
Ce geste symbolique est une juste réparation pour lui et les siens. Pour tous, il est
une nécessaire réécriture de l’histoire si nous voulons que cesse un déni de
justice.
Tagliu Isulacciu, Santa Reparata di-Balagna, Casabianca ; un
siècle après le déclenchement de la Grande Guerre, ces manifestations, disent
avec la même émotion, la même gravité, le refus de l’oubli.
Nous n’oublions pas Sylvestre Marchetti, François Guidicelli,
Luigi Virgo, César Antoine Colonna-Bozzi, Joseph
Gabrielli, Joseph Tomasini dont le sort cruel nous a été révélé par Jackie
Poggioli. Les quatre premiers de cette liste ne sont toujours pas réhabilités.
Nous n’oublions pas les centaines de soldats qui ont subi le même
sort entre 1914 et 1918 après avoir été condamnés par des conseils de guerre.
Au total, ces tribunaux expéditifs prononceront 1800 condamnations à mort. Plus
de 600 soldats seront exécutés.
Ceux qui échapperont au peloton d’exécution seront renvoyés en
première ligne, ou condamnés aux travaux forcés, à la déportation vers des
bagnes et des chantiers coloniaux, ou envoyés en détention dans des forteresses
et des camps militaires.
La plupart mourront sans avoir retrouvé la liberté. Comme la
quasi-totalité des fusillés pour l’exemple, leurs noms ne figurent pas sur les
monuments aux morts.
A ce sinistre bilan, il faut ajouter d’autres victimes de
l’arbitraire de la hiérarchie militaire ;
- des civils accusés
d’espionnage, victimes de condamnations et d’exécutions extrajudiciaires ;-
- d’autres soldats martyrs,
exécutés sans jugement dont le nombre est impossible à déterminer faute de
traces dans les archives comme dans les récits.
Dès le début de la guerre, la démission du gouvernement civil face
à la hiérarchie militaire a permis cette dérive militariste.
En septembre 1914, le généralissime Joffre demande la création de
tribunaux militaires spéciaux, à trois juges, sous l’autorité de la hiérarchie,
aux décisions immédiatement exécutoires, sans appel ni grâce.
En octobre de la même année, le général De Villaret commandant la
14ème division de l’infanterie rédige
une note conforme à cette demande ; « Il importe que la procédure soit
expéditive, pour qu’une répression immédiate donne par des exemples salutaires,
l’efficacité à attendre d’une juridiction d’exception »
Ces premiers conseils de guerre vont prononcer autour d’un millier
de condamnations à mort, dont la moitié sera exécutée.
Il faut attendre avril 1916 pour que ces cours martiales soient
supprimées, suite à une mobilisation de la Ligue des Droits de l’Homme. C’est
une première victoire pour la réhabilitation des victimes d’exécutions
sommaires et contre les décisions arbitraires des tribunaux militaires.
Durant l’été 1916, la LDH demande clairement que les erreurs
judiciaires commises par la justice militaire « unanimement
critiquée » soient redressées.
Avant la fin de la guerre, un certain nombre de réhabilitations
interviennent en appel ou en cassation. Mais hélas, des pelotons d’exécution
continuent à fonctionner sur la base de jugements expéditifs comme l’illustre
le sort réservé à Virgo Luigi.
Quelle définition plus cynique peut-on trouver du fusillé pour
l’exemple que celle notifiée en 1917 par le Général Guillaumat commandant la
deuxième armée : « Ce n’est pas le coupable que l’on veut punir,
c’est sur le moral vacillant de ceux qui l’entourent que l’on agit… »
Au lendemain de la guerre, entre 1919 et 1932, l’action conjointe
des familles, d’associations d’anciens combattants et de soldats mutilés, de la
Ligue des Droits de l’Homme provoquent le vote de cinq lois qui permettent des
amnisties ou des annulations de condamnation.
Ce combat débouche en 1932 sur l’installation d’une Cour spéciale
de révision pouvant se saisir y compris de jugements que la Cour de cassation
n’avait pas voulu annuler. Le 4 novembre 1933, elle réhabilite le soldat Joseph
Gabrielli de Pietraserena, handicapé mental, accusé d’abandon de poste devant
l’ennemi, fusillé pour l’exemple le 14 juin 1915, une heure après la lecture de
la sentence. La Cour spéciale de révision fonctionnera jusqu’en 1935.
De tout cela nous en reparlons aujourd’hui parce des familles de fusillés pour
l’exemple, des associations d’anciens
combattants, des historiens, la Ligue des Droits de l’Homme,
des citoyens qui n’ont pas accepté ce terrible legs de l’histoire, se
sont mobilisés. Il y eut également la mobilisation de communes qui
malgré l’interdiction que leur faisait alors la loi, osèrent inscrire le nom de fusillés
pour l’exemple sur leurs monuments aux morts.
Ensemble, ils ont formé le parti de la réhabilitation qui garde aujourd’hui sa raison d’être tant que
Sylvestre, François, César-Antoine et
Virgo n’auront pas été réhabilités,
tant que les autres fusillés pour l’exemple mais aussi ceux envoyés aux bagnes,
ou déportés, ou emprisonnés dans des forteresses militaires ne l’auront pas
été.
Pour cela, la Ligue des Droits de l’Homme demande une loi qui
instaure une commission rassemblant des historiens, des juristes, des
représentants d’associations et du service historique de la Défense qui
s’efforcera d’établir certains faits sur lesquels les familles de soldats morts
lors de la guerre mais considérés comme « non morts pour la France »
sont toujours dans l’ignorance.
Une telle commission pourrait examiner les cas soumis par des
familles, des associations ou qui auraient été révélés par des travaux de
recherche tel le documentaire « Fucilati in prima ligna ».
Pour les condamnations qui lui apparaîtraient comme éminemment
contestables eu égard aux faits rassemblés, elle pourrait proposer à la Cour de
cassation de prononcer leur annulation sans renvoi, comme dans son arrêt de
1906 concernant le capitaine Dreyfus.
Ainsi ces hommes seraient reconnus innocents, ce qu’ils n’ont
cessé d’être pour nous, et tous pourraient avoir leur nom inscrit
officiellement sur les monuments aux morts des communes concernées comme hier à
Aude, Tagliu Isulacciu, Santa
Reparate-di Balagna, Albitreccia et aujourd’hui à Casabianca.
Telle est la proposition de texte faite par la Ligue des Droits de
l’Homme à l’Assemblée de Corse, soutenue et portée par le Président Dominique Bucchini, adoptée à l’unanimité en
juillet 2011 et adressée à l’Etat.
Cette résolution est aussi un message adressée à la
jeunesse.
Si nous laissons les victimes de la justice militaire dans
l’ombre, si l’injustice et la brutalité qui les ont frappés demeurent la petite
histoire, si l’histoire que l’on dit grande se nourrit de l’iniquité et du
mépris des hommes, si les livres érigent en héros des généraux fusilleurs, alors nous
laisserons aux générations futures des repères faussés et inquiétants.
De par le monde, ce sont d’autres « généraux
fusilleurs », d’autres despotes, usant des armes de leur temps
mais toujours dans la négation du droit et de la justice qui imposeront leur
loi, confortant leurs régimes autoritaires ou défiant les démocraties.
L’histoire n’aura pas éclairé le présent.
Casabianca, le 09/08/2013
Cérémonie en hommage à Virgo
Luigi,
fusillé pour l’exemple
André Paccou
Membre du Comité central
Ligue des Droits de
l’Homme