lundi 24 février 2025

A propos du rapport du président du Conseil exécutif de Corse sur les dérives mafieuses - Lettre ouverte aux élu∙e∙s

Depuis plusieurs décennies, des bandes criminelles prospèrent dans notre île. Elles usent de moyens identiques à ceux des mafias : intimidations et menaces, racket, trafics crapuleux et blanchiment, attentats, assassinats…  Elles se livrent à des rivalités entre elles pour toujours plus d’emprise économique et territoriale. Attention toutefois à l’émergence de grands gagnants qui soumettraient tous les acteurs d’un territoire à l’exemple des mafias car la mafia est un totalitarisme.

Face à ces menaces, notre société n’est pas restée sans réaction. Depuis les années 2010, des mobilisations ont été organisées à la suite d’assassinats ou d’attentats. Pour sa part, la ligue des droits de l’Homme (LDH) a participé à une quinzaine de ces mobilisations. Fin 2013, elle a lancé un appel aux consciences « Contre les assassinats et la « loi » de la jungle », dénonçant « les pressions, le racket, les menaces, les agressions contre des entrepreneurs, des commerçants, des élus, des personnalités, des militants d’associations, des syndicalistes, des journalistes » et soutenu par 80 personnalités. Cette campagne s’est conclue par une réunion à Bastia regroupant 350 personnes. En 2019, deux collectifs anti-mafia se sont créés.

Dans le prolongement de toutes ces mobilisations, l’Assemblée et le Conseil exécutif de Corse ont engagé en novembre 2022 une réflexion sur les dérives mafieuses. Un rapport conclusif porté par l’Exécutif propose de lutter contre ces dérives en déclinant « trente mesures pour une société corse libre, apaisée et démocratique ». Au regard de cet objectif, celui d’un développement démocratique en réponse à la criminalité, le rapport peut être considéré comme une contribution à un projet de société et chacune de ses mesures comme la traduction en action de cette ambition démocratique.

L’invitation faite aux associations et aux collectifs de travailler sur les dérives mafieuses avec les élues et le renouvellement de cette invitation dans le cadre d’une instance chargée de suivre la mise en place des trente mesures vont dans le sens d’une démocratie participative.

Pour leur part, les représentants de l’Etat se sont abstenus au motif d’un devoir de réserve. Le rapport de l’Exécutif observe à juste titre que « faute d’avoir obtenu des indicateurs officiels et d’avoir pu en débattre avec les autorités concernées, l’atelier [consacré à l’analyse et la quantification des dérives mafieuses et aux procédures pénales] a dû s’en tenir aux appréciations fournies par ses membres dans les contributions, un ressenti global qui va dans le sens d’une pression accrue de la criminalité organisée sur la société corse ».

Les universitaires auditionnés ont également dit l’importance de ces informations pour mieux appréhender la criminalité organisée. Raphaëlle Parizot, économiste, spécialiste de l’économie criminelle, a indiqué que si « L’Italie s’est engagée dans la création d’un délit spécifique [association mafieuse] ; pour autant, celui-ci est le résultat d’un rapport parlementaire très étoffé sur la mafia sicilienne. Si l’on veut faire évoluer la législation, un travail sociologique et quantifié en sera le préalable. ». Revenant sur un rapport confidentiel de la JIRS concernant la Corse dont la presse s’était fait l’écho en 2021, Xavier Pin, professeur de droit privé et sciences criminelles a confirmé que « s’agissant de la Corse, faute d’avoir accès au rapport de la JIRS, un problème de quantification se pose incontestablement ».

Toutefois, nous disposons d’autres données qui intéressent notre réflexion sur les moyens alloués par l’Etat à la justice, à la police, à son administration. Nous connaissons la situation de la justice en grande souffrance faute de juges et de personnels judiciaires suffisants avec pour conséquence de nombreuses affaires classées, un calendrier des audiences surchargé, des délais de traitement des affaires conséquents à tous niveaux.

Ces jours-ci, la presse a traité de la situation dans les commissariats de Corse. Des syndicalistes ont fait état du manque de personnel et du manque d’attractivité des postes disponibles en Corse. Ils demandent à faciliter le retour des insulaires en poste sur le continent, mettant en avant leur connaissance du territoire qu’ils considèrent comme une plus-value. Dans son rapport, l’Exécutif rappelle la méfiance exprimée vis-à-vis des fonctionnaires corses travaillant en Corse dans deux documents parlementaires publiés au lendemain de l’assassinat du préfet Claude Erignac.

 La LDH souhaite ajouter que l’un de ces deux documents, le rapport dit « Glavany » affirmait l’existence d’un système « pré-mafieux » en Corse. Après avoir manifesté massivement, 40 000 personnes, contre cet assassinat, les Corses ont subi une répression démesurée pendant près de deux ans et une opération « mani pulite » au nom d’une culpabilité collective. Cette histoire n’est pas si éloignée de nous.

Aujourd’hui soyons vigilants. Que notre refus de l’impunité et notre demande de justice ne soient pas détournés au profit d’une loi d’exception. D’abord, avec une remise en cause des droits de la défense qui sont une marque distinctive de la justice en démocratie. Dans les pays autoritaires, ils sont un simulacre voire ils sont totalement bafoués. Ensuite, avec la suppression des jurys populaires. En mettant fin à cette expérience de démocratie participative, le législateur éloignerait encore plus les citoyens et citoyennes de la justice. Et encore, avec la revendication d’un nouveau délit d’association mafieuse aux contours flous notamment en matière de recueil de la preuve, qui ouvre la porte à l’arbitraire, à l’identique du délit français d’association de malfaiteurs. Autant de reculs que ne soutient pas le Conseil exécutif et la LDH s’en félicite.

Soyons également vigilants. Que nos aspirations à la protection des personnes ne soient pas détournées pour remettre en cause l’évolution institutionnelle de la Corse. A cet égard, les propos de l’ancien préfet de Corse, « le crime organisé imprègne l’intégralité de la société corse [dans] de nombreux domaines, dans le monde associatif, économique, et y compris dans les services de l’Etat », tenus devant les députés de la mission d’information sur notre avenir institutionnel, nous inquiètent.

En outre, qu’en est-il d’un possible développement démocratique si notre économie est soumise à une dérégulation qui libère des espaces entre l’économie légale et illégale et qui génère une société du précariat, inégale en droits et en dignité. Dans ce domaine non plus, il n’y a pas de fatalité.

S’opposer à la dérégulation, c’est donner les moyens nécessaires aux services publics en charge des contrôles de légalité d’accomplir leurs missions (douanes, inspection du travail, URSSAF, services fiscaux, environnement…). C’est garantir le contrôle citoyen par une publicité des décisions prises par les pouvoirs publics et par l’accès aux documents administratifs. C’est protéger les militants syndicaux et renforcer les libertés syndicales notamment en prenant en compte la réalité de nos entreprises, 87 % d’entre elles ayant moins de 10 salariés. C’est respecter le statut légal du lanceur d’alerte afin que les personnes concernées puissent agir dans les domaines de la corruption et du blanchiment. C’est s’appuyer sur l’agence française anticorruption.

De par ses champs d’intervention et son statut de directive générale d’aménagement, le PADDUC peut être également considéré comme une contribution à un projet de société et chacun de ses objectifs comme la traduction en action d’un développement économique solidaire, durable, répondant aux besoins des Corses.

Comme pour la réflexion sur les dérives mafieuses, l’élaboration et le suivi des actions du PADDUC devraient être un temps de démocratie participative associant les associations et les syndicats notamment.

Face aux dérives mafieuses, développer la démocratie c’est vouloir transmettre une culture démocratique à nos enfants et à la jeunesse. Dans cette lutte, la dimension éducative est un impératif si nous vous voulons un développement démocratique durable. Le rapport propose de promouvoir une culture de la légalité. La connaissance de la loi et la compréhension de son respect sont des éléments de la culture démocratique. Comprendre son élaboration dans un cadre démocratique constitue un autre élément qui permet notamment de saisir l’importance du droit de vote et plus généralement l’intérêt d’un engagement citoyen au-delà du droit de vote.

Mais la loi est aussi un objet démocratique. Elle peut être critiquée et contestée, réformée ou abolie. Pour sa part, « La ligue des droits de l’Homme ne se borne pas à prendre en charge la portion de justice inscrite dans la loi ; elle veut inscrire dans la loi la totalité de la justice » (Victor Basch, président de la LDH assassiné avec sa femme Ilona par la milice française le 10 janvier 1944). La démocratie suppose le débat contradictoire à des fins de règlement pacifique des conflits et un esprit critique qui est consubstantiel de la liberté.

La connaissance de la loi et la compréhension de son respect, son élaboration, la formation au débat contradictoire et à l’esprit critique sont des objectifs pédagogiques complémentaires pour permettre à nos enfants de s’approprier

les outils nécessaires à la défense de leurs droits et ceux des autres et d’appréhender le régime universel qui protège les droits de l’Homme, la démocratie. L’éducation aux droits de l’Homme qui n’apparaît pas dans le rapport permet d’organiser des actions pédagogiques répondant à cette complémentarité dans un cadre laïque garantissant la liberté de conscience, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, l’égalité de tous devant la loi, quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions.

Nous nous interrogeons sur la pertinence des dispositifs éducatifs issus de l’histoire et de la société italiennes, présentés comme inspirants, tels que : le « progetto Legalità » qui « intègre le thème de la mafia dans les programmes scolaires », qui vise à « sensibiliser les enfants et à les vacciner contre la tentation d’être attirés par les activités de la mafia » ; la « caronava antimafie » qui « assimile les victimes de la mafia à des résistants ou des patriotes ». Outre les visions hygiénistes et confuses en matière d’histoire portées par ces dispositifs, ils renvoient à des réalités sociales et politiques en décalage avec les nôtres.

Nous sommes partisans d’une éducation aux droits de l’Homme située dans le contexte de notre société.

En ce sens, nous soutenons l’apprentissage de la langue corse dans ce cadre, cet apprentissage ne devant être exclu d’aucun domaine de la connaissance. Des matériaux pédagogiques sont à développer à partir de l’histoire de la Corse, par exemple sa partie éclairée avec Paoli et la résistance, et sa partie sombre avec le banditisme. L’étude de notre usage sociétal des armes peut être proposée, avec la réglementation de cet usage expliquée par des professionnels, des magistrats, des pratiquants du tir sportif, des associations de chasseurs. Le monde culturel corse peut être mobilisé pour accompagner des séances pédagogiques utilisant des supports issus de la création artistique cinématographique et de tous les arts vivants, le chant, la littérature, la peinture, la sculpture, le théâtre… Pour sa part, l’Université de Corse pourrait accompagner ce travail en apportant des matériaux issus de recherches et d’expertises scientifiques.

Le rapport rappelle avec raison la liberté de créer et l’impossibilité en droit de censurer. Rappelons que tout thème porté en classe doit faire l’objet d’un accompagnement pédagogique adapté aux différents publics scolaires. La perspective d’un travail avec l’éducation nationale permettra de répondre à cette exigence.

Plus généralement, la LDH alerte sur le fait que la protection de l’enfance et de la jeunesse dans toute action pédagogique mise en œuvre dans le cadre de la lutte contre les dérives mafieuses constitue un impératif pour éviter absolument les violences psychologiques.

Le danger que représentent les dérives mafieuses pour la société corse ne peut être minoré.

Le droit à la vie de toute personne, premier droit énoncé par la déclaration universelle des droits de l’Homme et protégé par la loi, ne l’est pas, particulièrement pour notre jeunesse. Voilà ce que démontre fondamentalement le nombre d’assassinats commis en Corse. Nous savons qu’en matière d’atteintes à la probité, la Corse est la région française la plus touchée selon une récente étude de l’agence française anti-corruption. Mais nous sommes inquiets de l’influence de ceux qui reprennent à leur compte cette représentation stigmatisante de notre société ancrée de longue date dans l’opinion française, la Corse l’île des bandits. Nous demandons à l’Etat d’agir sans abus, en usant de moyens de répression proportionnés.

Nous ne voulons pas nous exonérer de nos responsabilités dans ce délitement de la Corse.

Nous ne pouvons laisser cette partie sombre de notre société décider de notre destin. Depuis plusieurs mois, nous essayons de trouver notre frein naturel contre les assassinats et la corruption, c'est-à-dire notre capacité en tant que communauté à lutter contre les dérives mafieuses. Aujourd’hui nous disposons d’un rapport qui propose des réponses.

Mesdames et messieurs les élues, il vous revient de décider ce qui dans ce document doit être gardé, modifié, abandonné. Pour sa part, avec cette lettre, la LDH vous a précisé quels sont selon elle les enjeux de cette lutte, entre des choix qui appuieraient un développement démocratique pour les Corses et d’autres qui conforteraient une reprise en main de la Corse par l’Etat, au risque d’affaiblir ici le lien entre démocratie et droits de l’Homme.

Bastia, le 24 février 2025

France 3 Corse Via Stella