vendredi 13 décembre 2013

Tribune publiée dans la Corse Votre Hebdo, ce vendredi

                Sortir de l’exception

Jean Sébastien DE CASALTA, André PACCOU et Sampiero SANGUINETTI, membres de la Ligue des Droits de l’Homme

Nous écrivons cette tribune sur la justice au moment où est  annoncé un déplacement en Corse de la Garde des Sceaux.

Face aux attaques racistes qui visent Madame TAUBIRA, nous, signataires, ne pouvons taire notre indignation. Avant tout autre propos, nous lui affirmons, ainsi qu’à ses proches, et à celles et ceux que des messages de haine veulent atteindre, notre solidarité, notre fraternité.

Ce troisième déplacement de la ministre  précède de quelques semaines la publication d’un décret portant sur un statut de « collaborateur de justice ». Le texte aura une portée nationale. Mais une fois de plus, la Corse est le prétexte pour justifier une mesure d’exception.

Tout le monde souhaite, bien entendu, que l’action du gouvernement conduise à une réduction significative des faits de criminalité dont souffre la Corse. Mais les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à ce résultat ne doivent pas conduire au risque d’aggraver le mal.
  
Hier, placée sous haute surveillance de l’antiterrorisme ; aujourd’hui, terrain d’action privilégié de la JIRS, la Corse serait désormais, et officiellement, mafieuse. Il lui faudrait donc un traitement adéquat, notamment pour lutter contre la loi du silence, clé de voûte de tout système mafieux.

Or la Corse, selon nous, souffre moins de la loi du silence que de la loi de la rumeur.

Comme l’écrit un magistrat français dans un petit livre sur la mafia, « toute criminalité aussi organisée soi-elle, n’est pas de facto une mafia. La mafia est le stade le plus abouti de la structuration d’un groupe criminel »(1).

Quelle que soit la gravité extrême de ce qui se passe en Corse, la criminalité dans notre île ne répond à cette définition du « stade le plus abouti de la structuration d’un groupe criminel ».

La Corse n’est pas la Sicile, tout le monde à présent l’admet, alors pourquoi vouloir à tout prix appliquer en Corse des mesures qui ont été imaginées pour affronter ce stade le plus abouti de la structuration dans des populations de plusieurs millions d’individus ?

La société corse est une toute petite société extrêmement fragilisée. Il faut éviter d’y introduire des méthodes qui risquent de renforcer un peu plus encore le manque de confiance des citoyens à l’égard des institutions judiciaire et policière, et qui risquent de fragiliser encore ce qui reste de lien social.

Nous tirons donc la sonnette d’alarme au sujet de ce qu’on appelle « statut de repenti ».

Qu’en sera-t-il des droits de la défense pour celui qui est accusé et qui ne pourra pas être confronté à son accusateur,  alors que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) considère cette confrontation comme fondement au débat contradictoire et au procès équitable ?

Quel sera le poids donné à la parole de celui qui accuse et se repentit dès lors que ce genre de témoignage serait présenté comme l’arme absolue pour confondre les auteurs de crimes ? Constituera-t-elle la pièce maîtresse de l’accusation sans autre exigence pour vérifier les faits rapportés par le repenti ?                                                                                               
                 (1)           La Mafia – Thierry CRETIN – Le Cavalier Bleu Editions

Qu’en sera-t-il des risques de manipulation de l’institution judiciaire par le repenti qui cherchera à tirer le maximum d’avantages dans sa négociation avec le juge ? Et qu’en sera-t-il des risques encourus par les proches du repenti qui ne seront pas protégés et des risques de voir ainsi s’étendre et s’exacerber les conflits entre bandes rivales ?

Qu’en sera-t-il de la publicité des débats, également consacrée dans la CESDH, qui permet de placer l’action de la justice sous le regard des citoyens ?

Que l’on ne se méprenne pas sur nous. Nous connaissons la situation de notre société. Elle n’est pas une société dangereuse, mais une société en danger. Nous ne sous-estimons pas les processus de criminalisation qui la rongent et sont un défi à l’avenir.

Hommes de gauche, impliqués dans la vie publique, militants de la Ligue des Droits de l’Homme, nous ne fuyons ni la réalité ni nos responsabilités. Par nos prises de parole et notre participation à des mobilisations citoyennes, dont certaines à notre initiative, nous sommes engagés contre la violence criminelle qui constitue une menace pour notre devenir collectif.

Nous agissons pour comprendre les ressorts de notre société et ce qui fait qu’il est possible que nous produisons autant de violence. Nous savons que l’exercice de la citoyenneté n’est pas de la seule responsabilité de l’Etat, qu’elle est aussi celle de la société elle-même.

Mais aujourd’hui, alors que l’Etat s’apprête à renforcer les moyens de l’accusation et à diminuer ceux de la défense, crée t-il les conditions qui, relevant de sa responsabilité, nous permettent d’avancer dans cette direction ?

Nous demandons simplement le retour à la loi ordinaire et l’égalité devant la loi, la possibilité d’accéder au juge naturel, de proximité ; et pour lutter contre la grande criminalité, des moyens de police et de justice, spécialisés s’il le faut, coordonnés nécessairement, mais non dérogatoires au droit commun.