Sortir de l’exception
Jean Sébastien DE CASALTA, André PACCOU
et Sampiero SANGUINETTI, membres de la Ligue des Droits de l’Homme
Nous écrivons cette tribune sur la
justice au moment où est annoncé un déplacement en Corse de la Garde des
Sceaux.
Face aux attaques racistes qui visent
Madame TAUBIRA, nous, signataires, ne pouvons taire notre indignation. Avant
tout autre propos, nous lui affirmons, ainsi qu’à ses proches, et à celles et
ceux que des messages de haine veulent atteindre, notre solidarité, notre
fraternité.
Ce troisième déplacement de la
ministre précède de quelques semaines la publication d’un décret portant
sur un statut de « collaborateur de justice ». Le texte aura une
portée nationale. Mais une fois de plus, la Corse est le prétexte pour
justifier une mesure d’exception.
Tout le monde souhaite, bien entendu,
que l’action du gouvernement conduise à une réduction significative des faits
de criminalité dont souffre la Corse. Mais les moyens à mettre en œuvre pour
parvenir à ce résultat ne doivent pas conduire au risque d’aggraver le mal.
Hier, placée sous haute surveillance de
l’antiterrorisme ; aujourd’hui, terrain d’action privilégié de la JIRS, la
Corse serait désormais, et officiellement, mafieuse. Il lui faudrait donc un
traitement adéquat, notamment pour lutter contre la loi du silence, clé de
voûte de tout système mafieux.
Or la Corse, selon nous, souffre moins
de la loi du silence que de la loi de la rumeur.
Comme l’écrit un magistrat français dans
un petit livre sur la mafia, « toute criminalité aussi organisée soi-elle,
n’est pas de facto une mafia. La mafia est le stade le plus abouti de la
structuration d’un groupe criminel »(1).
Quelle que soit la gravité extrême de ce
qui se passe en Corse, la criminalité dans notre île ne répond à cette
définition du « stade le plus abouti de la structuration d’un groupe
criminel ».
La Corse n’est pas la Sicile, tout le
monde à présent l’admet, alors pourquoi vouloir à tout prix appliquer en Corse
des mesures qui ont été imaginées pour affronter ce stade le plus abouti de la
structuration dans des populations de plusieurs millions d’individus ?
La société corse est une toute petite
société extrêmement fragilisée. Il faut éviter d’y introduire des méthodes qui
risquent de renforcer un peu plus encore le manque de confiance des citoyens à
l’égard des institutions judiciaire et policière, et qui risquent de fragiliser
encore ce qui reste de lien social.
Nous tirons donc la sonnette d’alarme au
sujet de ce qu’on appelle « statut de repenti ».
Qu’en sera-t-il des droits de la défense
pour celui qui est accusé et qui ne pourra pas être confronté à son
accusateur, alors que la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme (CESDH) considère cette confrontation comme fondement au débat
contradictoire et au procès équitable ?
Quel sera le poids donné à la parole de
celui qui accuse et se repentit dès lors que ce genre de témoignage serait
présenté comme l’arme absolue pour confondre les auteurs de crimes ?
Constituera-t-elle la pièce maîtresse de l’accusation sans autre exigence pour
vérifier les faits rapportés par le repenti ?
(1) La Mafia – Thierry CRETIN – Le Cavalier Bleu Editions
(1) La Mafia – Thierry CRETIN – Le Cavalier Bleu Editions
Qu’en sera-t-il des risques de
manipulation de l’institution judiciaire par le repenti qui cherchera à tirer
le maximum d’avantages dans sa négociation avec le juge ? Et qu’en
sera-t-il des risques encourus par les proches du repenti qui ne seront pas
protégés et des risques de voir ainsi s’étendre et s’exacerber les conflits
entre bandes rivales ?
Qu’en sera-t-il de la publicité des
débats, également consacrée dans la CESDH, qui permet de placer l’action de la
justice sous le regard des citoyens ?
Que l’on ne se méprenne pas sur nous.
Nous connaissons la situation de notre société. Elle n’est pas une société
dangereuse, mais une société en danger. Nous ne sous-estimons pas les processus
de criminalisation qui la rongent et sont un défi à l’avenir.
Hommes de gauche, impliqués dans la vie
publique, militants de la Ligue des Droits de l’Homme, nous ne fuyons ni la
réalité ni nos responsabilités. Par nos prises de parole et notre participation
à des mobilisations citoyennes, dont certaines à notre initiative, nous sommes
engagés contre la violence criminelle qui constitue une menace pour notre
devenir collectif.
Nous agissons pour comprendre les
ressorts de notre société et ce qui fait qu’il est possible que nous produisons
autant de violence. Nous savons que l’exercice de la citoyenneté n’est pas de
la seule responsabilité de l’Etat, qu’elle est aussi celle de la société
elle-même.
Mais aujourd’hui, alors que l’Etat
s’apprête à renforcer les moyens de l’accusation et à diminuer ceux de la
défense, crée t-il les conditions qui, relevant de sa responsabilité, nous
permettent d’avancer dans cette direction ?
Nous demandons simplement le retour à la
loi ordinaire et l’égalité devant la loi, la possibilité d’accéder au juge
naturel, de proximité ; et pour lutter contre la grande criminalité, des
moyens de police et de justice, spécialisés s’il le faut, coordonnés
nécessairement, mais non dérogatoires au droit commun.