mercredi 2 août 2017

Lettre ouverte de Sampiero Sanguinetti à Antoine Albertini et au supplément Magazine du journal Le Monde.

 - Sampiero Sanguinetti est membre du bureau de la LDH Corsica -
 "Mon cher Antoine.
Je viens de lire l’article que tu as publié dans le supplément Magazine du journal Le Monde le 8 juillet 2017*. Entre témoignage de journaliste et témoignage personnel, ce que tu écris est sans doute la vérité d’un citoyen et la vérité d’un homme. Un point de vue qui trouve sa force dans l’exposé des aveux. Point final. Or pourtant, j’ai ressenti en te lisant un profond malaise. Non pas parce que j’aurais découvert une réalité qui m’aurait échappé, et non pas parce qu’il serait, comme tu le dis, trop tard pour réagir en ce qui concerne notre génération. Non, tout simplement par ce que je ne me reconnais pas dans tes aveux. Originaire de la même île que toi et y vivant comme toi, j’ai le sentiment que nous ne parlons pas de la même chose. C’est dommageable car nous sommes peu nombreux. Nous sommes l’une des régions les moins peuplées d’Europe.  De qui et de quoi parle-t-on si nous n’avons pas un minimum de références en commun ?


Ainsi, je ne considère pas, comme toi, que la violence puisse être le moins du monde « libératrice ». Ce n’est pas ce qu’on m’a appris. Et je ne crois pas que « refuser d’y avoir recours ferait prendre le risque de se transformer un jour en victime ». Je crois au contraire que « faire l’apprentissage précoce de la violence » et y avoir recours font déjà de nous des victimes. Mon père, qui était un vieux militaire, collectionnait les armes. Il y en avait accrochées au râtelier, et il y en avait plein les tiroirs de la grosse commode empire qui trônait dans sa chambre. Il m’a appris à les tenir. Mais il m’a aussi enseigné que, chargée ou non, on ne dirige jamais une arme vers quelqu’un. Il m’a appris que la seule victoire digne de ce nom était de résister toujours à la tentation de s’en servir. Il m’a appris que lorsque nous jugeons qu’il n’est plus possible de faire autrement, c’est que nous sommes déjà des victimes. Le recours à la violence est un échec et ceux qui nous obligent à y recourir nous ont tendu le piège de notre propre défaite. Le bon sens populaire en Corse dit bien que lorsque un homme en tue un autre, « deux familles sont entrées dans le malheur ». Ce bon sens ne nous parle pas d’un vainqueur et d’un vaincu. Il enseigne que tout le monde est alors dans le malheur, que toute la société est victime, que tout le monde a perdu.
Je ne crois pas non plus que « privilégier toujours le dialogue » soit ce qui aurait pu « conduire nos sociétés aux pires catastrophes humaines ». L’Histoire que tu appelles à la rescousse nous donne l’exemple, certes, de quelques échecs retentissants mais Elle nous donne aussi l’exemple de milliers de conclusions louables bien que, souvent, moins spectaculaires ou plus discrètes. Du temps où notre île était encore soumise au code très réglementé des lois coutumières, le rôle des « paceri » n’était pas anodin. Et leur présence était là pour témoigner non pas du goût pour la violence mais du devoir impérieux qu’il y avait d’en sortir et de sortir du malheur. Chez nous comme ailleurs, on subit la violence. Personne ne la cultive.
La seule alternative ne se trouve pas entre l’inné et l’acquis, entre les « gênes » et les réflexes. Et les réflexes ne sont pas la culture. La culture c’est ce qu’on entretien, l’idéal vers lequel on tend. J’ai déjà dit ailleurs, en répondant à Manuel Valls, qu’un paysan lorsqu’il cultive son champ cherche à produire des fleurs, des fruits, des légumes, jamais des ronces. Lorsque le champ est envahi par les ronces, c’est que le paysan a cessé de cultiver. Lorsqu’une société est en proie à la violence c’est que la culture a reculé.
Ton éducation corse, dis-tu, t’a enseigné « qu’on finit toujours par sortir de prison tandis qu’on ne quitte jamais le cimetière ».  Cette phrase serait la devise d’une société où ne prime pas le collectif, mais l’individuel. En cela, elle est très moderne.  Ce pourrait être la devise des voyous. Elle me paraît antinomique de ce que pouvait être profondément la culture dans une société traditionnelle corse ou autre. On y louait avant tout les hommes qui avaient su faire le sacrifice de leur vie dans l’intérêt des autres.
Le chemin de croix que tu décris dans la ville de Bastia est une réalité. Est-ce pour cela une réalité corse ? Les taux d’homicides sont les mêmes en Martinique, en Guadeloupe, en Nouvelle Calédonie en Guyane, à Mayotte… Toutes ces îles et tous ces territoires sont-ils de culture corse ? La République nous a proclamé métropolitains ! La réalité nous fait plus souvent ressembler aux territoires d’outre mer ! Ce n’est donc pas une question de culture. On n’est pas civilisés et pacifistes en métropole, sauvages et violents outre mer. Les hommes sont malheureusement violents partout dans le monde. Et ce ne sont pas nos îles qui ont fait douter, au siècle dernier, du fait que la culture serait le contraire de la sauvagerie, ce sont les extrêmes droites européennes et l’Allemagne Nazi.
Je respecte ton témoignage. Il dit tes angoisses et peut-être ta vérité. Il a semblé séduire beaucoup de gens. Mais ta vérité ne m’a pas convaincu. Je la tiens même pour erronée. Pire, je la tiens pour dangereuse quand tant de nos jeunes gens à la recherche de repères pourraient croire qu’être corse ce serait nécessairement et heureusement être violent.
En écrivant cela, en dénonçant la violence, suis-je en train, comme tu le dis, de couper les ponts avec la société corse ? Si c’est le cas, je l’assume sans aucun problème. Mais je ne crois pas que ce soit le cas."
Sampiero Sanguinetti