- Sampiero Sanguinetti est membre du bureau de la LDH Corsica -
"Mon
cher Antoine.
Je
viens de lire l’article que tu as publié dans le supplément Magazine du journal
Le Monde le 8 juillet 2017*. Entre témoignage de journaliste et témoignage
personnel, ce que tu écris est sans doute la vérité d’un citoyen et la vérité
d’un homme. Un point de vue qui trouve sa force dans l’exposé des aveux. Point
final. Or pourtant, j’ai ressenti en te lisant un profond malaise. Non pas
parce que j’aurais découvert une réalité qui m’aurait échappé, et non pas parce
qu’il serait, comme tu le dis, trop tard pour réagir en ce qui concerne notre
génération. Non, tout simplement par ce que je ne me reconnais pas dans tes
aveux. Originaire de la même île que toi et y vivant comme toi, j’ai le
sentiment que nous ne parlons pas de la même chose. C’est dommageable car nous
sommes peu nombreux. Nous sommes l’une des régions les moins peuplées
d’Europe. De qui et de quoi parle-t-on
si nous n’avons pas un minimum de références en commun ?
Ainsi,
je ne considère pas, comme toi, que la violence puisse être le moins du monde « libératrice ».
Ce n’est pas ce qu’on m’a appris. Et je ne crois pas que « refuser d’y
avoir recours ferait prendre le risque de se transformer un jour en
victime ». Je crois au contraire que « faire l’apprentissage précoce
de la violence » et y avoir recours font déjà de nous des victimes. Mon
père, qui était un vieux militaire, collectionnait les armes. Il y en avait
accrochées au râtelier, et il y en avait plein les tiroirs de la grosse commode
empire qui trônait dans sa chambre. Il m’a appris à les tenir. Mais il m’a
aussi enseigné que, chargée ou non, on ne dirige jamais une arme vers
quelqu’un. Il m’a appris que la seule victoire digne de ce nom était de
résister toujours à la tentation de s’en servir. Il m’a appris que lorsque nous
jugeons qu’il n’est plus possible de faire autrement, c’est que nous sommes
déjà des victimes. Le recours à la violence est un échec et ceux qui nous
obligent à y recourir nous ont tendu le piège de notre propre défaite. Le bon
sens populaire en Corse dit bien que lorsque un homme en tue un autre,
« deux familles sont entrées dans le malheur ». Ce bon sens ne nous
parle pas d’un vainqueur et d’un vaincu. Il enseigne que tout le monde est
alors dans le malheur, que toute la société est victime, que tout le monde a
perdu.
Je
ne crois pas non plus que « privilégier toujours le dialogue » soit
ce qui aurait pu « conduire nos sociétés aux pires catastrophes
humaines ». L’Histoire que tu appelles à la rescousse nous donne
l’exemple, certes, de quelques échecs retentissants mais Elle nous donne aussi
l’exemple de milliers de conclusions louables bien que, souvent, moins
spectaculaires ou plus discrètes. Du temps où notre île était encore soumise au
code très réglementé des lois coutumières, le rôle des « paceri »
n’était pas anodin. Et leur présence était là pour témoigner non pas du goût
pour la violence mais du devoir impérieux qu’il y avait d’en sortir et de
sortir du malheur. Chez nous comme ailleurs, on subit la violence. Personne ne
la cultive.
La
seule alternative ne se trouve pas entre l’inné et l’acquis, entre les
« gênes » et les réflexes. Et les réflexes ne sont pas la culture. La
culture c’est ce qu’on entretien, l’idéal vers lequel on tend. J’ai déjà dit
ailleurs, en répondant à Manuel Valls, qu’un paysan lorsqu’il cultive son champ
cherche à produire des fleurs, des fruits, des légumes, jamais des ronces.
Lorsque le champ est envahi par les ronces, c’est que le paysan a cessé de
cultiver. Lorsqu’une société est en proie à la violence c’est que la culture a
reculé.
Ton
éducation corse, dis-tu, t’a enseigné « qu’on finit toujours par sortir de
prison tandis qu’on ne quitte jamais le cimetière ». Cette phrase serait la devise d’une société
où ne prime pas le collectif, mais l’individuel. En cela, elle est très moderne. Ce pourrait être la devise des voyous. Elle
me paraît antinomique de ce que pouvait être profondément la culture dans une
société traditionnelle corse ou autre. On y louait avant tout les hommes qui
avaient su faire le sacrifice de leur vie dans l’intérêt des autres.
Le
chemin de croix que tu décris dans la ville de Bastia est une réalité. Est-ce
pour cela une réalité corse ? Les taux d’homicides sont les mêmes en
Martinique, en Guadeloupe, en Nouvelle Calédonie en Guyane, à Mayotte… Toutes
ces îles et tous ces territoires sont-ils de culture corse ? La République
nous a proclamé métropolitains ! La réalité nous fait plus souvent
ressembler aux territoires d’outre mer ! Ce n’est donc pas une question de
culture. On n’est pas civilisés et pacifistes en métropole, sauvages et
violents outre mer. Les hommes sont malheureusement violents partout dans le
monde. Et ce ne sont pas nos îles qui ont fait douter, au siècle dernier, du
fait que la culture serait le contraire de la sauvagerie, ce sont les extrêmes
droites européennes et l’Allemagne Nazi.
Je
respecte ton témoignage. Il dit tes angoisses et peut-être ta vérité. Il a semblé
séduire beaucoup de gens. Mais ta vérité ne m’a pas convaincu. Je la tiens même
pour erronée. Pire, je la tiens pour dangereuse quand tant de nos jeunes gens à
la recherche de repères pourraient croire qu’être corse ce serait
nécessairement et heureusement être violent.
En
écrivant cela, en dénonçant la violence, suis-je en train, comme tu le dis, de
couper les ponts avec la société corse ? Si c’est le cas, je l’assume sans
aucun problème. Mais je ne crois pas que ce soit le cas."
Sampiero Sanguinetti