Le conflit entre
la langue française et la langue corse, qui s’est particulièrement affirmé
depuis le « riacquistu » (1) des années 1970, demeure un enjeu
politique majeur de la « question corse ». Genèse.
De
part et d’autre, le lien systématiquement revendiqué entre langue et identité tend
à figer les positions. Soit il fait craindre une dérive communautariste, voire
une atteinte à la souveraineté nationale. Soit le lien est associé à un
délitement social irrémédiable, à la disparition à terme du peuple corse.
Comment dépasser cet antagonisme et progresser vers un projet de société où le
français et le corse se développeraient sans vouloir s’exclure ? L’Unesco classe
le corse parmi les langues en danger dans le monde (2). Ce constat est établi à
partir d’une grille de neuf critères de vitalité d’une langue. Il s’inscrit dans
une mobilisation de l’institution internationale, dont les objectifs sont la
prise de conscience des menaces qui pèsent sur les langues et la sauvegarde de
la diversité linguistique mondiale.
En
France, l’Unesco recense vingt-six langues non officielles, dont vingt-trois
« en danger » (elles ne sont plus enseignées aux enfants comme
langues maternelles à la maison) ou « sérieusement en danger » (elles
sont seulement parlées par les grands-parents et les générations les plus
âgées.). Cette situation inquiétante interroge notre modèle républicain et sa
capacité à garantir la diversité linguistique. Elle fait écho au refus obstiné que
la France oppose à la ratification de la Charte européenne des langues
régionales et minoritaires.
Le
Conseil constitutionnel motive ce refus par les atteintes que la Charte porterait
aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République et d’unicité
du peuple français (3). L’attribution de « droits
spécifiques à des "groupes"
de locuteurs de langues régionales ou
minoritaires, à l'intérieur de "territoires"
dans lesquels ces langues sont parlées »
est particulièrement ciblée.
Le français au service d’un Etat
unitaire
Comment, à
la lecture de cette décision, ne pas entendre comme un bruit de fond les propos
de l’abbé Grégoire dans son « Rapport
sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser la
langue française » (juin 1794) ? « On peut assurer sans exagération qu’au moins six millions de
Français […] ignorent la langue
nationale. […] Avec trente patois
différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis
que, pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations. […] On peut uniformiser le langage d’une grande
nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans
obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement
exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes
les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au
plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable
de la liberté. »
Le linguiste
Alain Rey rappelle que « le mythe de
Babel, connu à l'intérieur des croyances judéo-chrétiennes, était fondé sur
l'idée que les réalités observables de la parole humaine, en matière de
communication, étaient le résultat de l'orgueil humain, destructeur de la
parole unique de Dieu, le Verbum latin.
L'existence de nombreuses langues différentes bloquant l'harmonie universelle de
l'humanité reflétait alors l'imperfection humaine face à la perfection unitaire
du Dieu monothéiste ».
Le monolinguisme, passion qui vient
de loin
Le rapport de
l’abbé Grégoire, document de référence, s’inscrit dans la continuité du projet politique
de la monarchie absolue dont l’acte fondateur fut l’ordonnance de
Villers-Cotterêts. L’objectif de l’ordonnance signée en 1539 par François 1er
est de substituer l’ordre royal à l’ordre ecclésiastique et aux ordres
coutumiers, et le français au latin et aux langues locales. Le français, plus
précisément la langue d’oïl, devient langue du royaume.
Pour augmenter l’emprise du pouvoir politique sur la langue, Louis
XIV crée l'Académie française en 1635. L’Académie a pour mission d’unifier le français,
notamment afin d’en faire une norme pour les rédacteurs de lois et de documents
administratifs. L’écrit est au cœur de ce processus de
normalisation et de centralisation. « La
perfection du pouvoir passe par le contrôle de la coutume… contrôle que l’écrit
permet enfin aux lettrés de réaliser. Simultanément, la classe juridique
s’assure le monopole des sources du droit puisque aussi bien la masse du peuple
est illettrée. » (4)
De nos jours, le
rôle de gardienne du temple de l’Académie ne se dément pas. En 2008, celle-ci
s’oppose à la mention des langues régionales dans la Constitution, adoptée par les députés (5).
Jaurès plutôt que l’abbé Grégoire
Jean Jaurès
ne craignait pas les langues régionales, fussent-elles parlées par des groupes
de locuteurs à l’intérieur de territoires. Son article « Méthode
comparée » de 1911 (6) en atteste : « Il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion d’admirer en pays
basque comment un antique langage … avait disparu. Dans les rues de
Saint-Jean-de-Luz on n’entendait guère parler que le basque, par la bourgeoisie
comme par le peuple. […] Quand j’ai voulu me rendre compte de son
mécanisme … aucune indication. Pas une grammaire basque, pas un lexique basque
dans Saint-Jean-de-Luz où il y a pourtant de bonnes librairies. Quand
j’interrogeais les enfants basques, […]
ils avaient le plus grand plaisir à me nommer dans leur langue le ciel, la mer,
le sable, les parties du corps humain, les objets familiers ! Mais ils
n’avaient pas la moindre idée de sa structure, […] ils n’avaient jamais songé à appliquer au langage … qu’ils parlaient
dès l’enfance, les procédés d’analyse qu’ils sont habitués à appliquer à la langue
française. […] Les maîtres ne les y
avaient point invités. […] D’où vient
ce délaissement ? Puisque ces enfants parlent deux langues, pourquoi ne
pas leur apprendre à les comparer et à se rendre compte de l’une et de
l’autre ? Ce qui est vrai du basque est vrai du breton. […] Cela est plus vrai encore et plus frappant
pour nos langues méridionales ! Ce sont, comme le français, des langues
d’origine latine. […] Sans étudier le
latin, les enfants verraient apparaître sous la langue française et sous celle
du Midi, et dans la lumière même de la comparaison, le fonds commun de latinité.
[…] J’ai été frappé de voir, au cours
de mon voyage à travers les pays latins, que, en combinant le français et le
languedocien, et par une certaine habitude des analogies, je comprenais en très
peu de jours le portugais et l’espagnol. […] Si, par la comparaison du français et du languedocien, ou du
provençal, les enfants du peuple, dans tout le Midi de la France, apprenaient à
retrouver le même mot sous deux formes un peu différentes, ils auraient bientôt
en main la clef qui leur ouvrirait, sans grands efforts, l’italien, le catalan,
l’espagnol, le portugais. »
Précurseur,
Jaurès met en perspective un enseignement bilingue français-langue régionale, qu’il considère comme une ressource
pour l’apprentissage des langues et pour l’ouverture au monde. Il faudra attendre
1951 et la loi Deixonne pour assister aux premiers balbutiements législatifs
d’un enseignement des langues régionales (7).
Le français et le
corse, une histoire singulière
La
Corse n’a pas vécu la montée en puissance de la monarchie absolue depuis la fin
du XVIe siècle, et les conséquences de son acte fondateur, l’ordonnance
de Villers-Cotterêts, qui officialise le français. De la fin du XIIe
siècle au début du XVIIIe siècle, l’île est occupée par Gênes. Le
toscan, devenu au fil du temps l’italien officiel, est alors la langue écrite
des occupants et des élites corses. De son côté, le corse constitue le socle
linguistique de la société agro-pastorale insulaire.
En
1769, après la défaite de la Corse indépendante de Pascal Paoli et l’annexion
de l’île par la France monarchique, la Corse est rattrapée par l’histoire de
France et son Etat centralisé. Toutefois, le français, que les Corses ignorent
généralement, ne peut être imposé comme langue officielle unique.
Jusqu’à
la veille de la Révolution française de 1789, le Code corse, qui renferme les
documents relatifs à la vie publique publiés dans l’île, continue à être
traduit en français et en italien. Les autorités administratives et
judiciaires, les administrés et les justiciables peuvent utiliser les deux
langues. Le 20 juillet 1794, un décret de la Convention nationale précise que
« nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire
français, être écrit qu’en langue française ». En Corse, le décret est
suspendu jusqu’en 1806. Il faut attendre 1852 pour que
l’italien disparaisse dans les actes de l’état civil, plus lentement dans les
actes notariés.
L’italien
définitivement écarté, la francisation se poursuit avec pour objectif d’effacer
également le corse populaire. Elle s’appuie à la fois sur l’instruction
publique obligatoire et la prohibition de l’usage du corse dans le cadre
scolaire. Comme d’autres langues régionales qui subissent le même sort, le
corse résiste. Selon une enquête statistique de 1864, la Corse « se trouve en compagnie de quatre
départements occitans, dans le groupe où le pourcentage de la population ne
parlant pas le français est le plus élevé : plus de 90 % ». (8)
En
1896, la publication du premier journal en corse (9) marque un tournant. Ce passage
à l’écrit permet au corse de s’affirmer comme langue à part entière. En 1915,
le premier dictionnaire de la langue corse est publié. Le corse écrit se
diffuse au travers de journaux, de revues, de recueils de poésie... La guerre
39-45 et certains ralliements à l’irrédentisme du fascisme italien vont
marginaliser la revendication linguistique pendant des années. Aucune
protestation ne s’élève lorsque le corse est écarté du champ d’application de
la loi Deixonne en 1951.
Fin
des années 1950, des revendications pour un enseignement du corse se font à
nouveau entendre. Puis le « riacquistu »
ancre la revendication linguistique dans un projet de société fondée sur
l’existence du peuple corse. Il enregistre un succès symbolique, avec l’intégration
du corse dans la loi Deixonne. Il ouvre la voie à d’autres mobilisations et à d’autres
succès.
Sortir du désordre
linguistique
Aujourd’hui,
la situation est paradoxale. Le corse a fait son entrée dans des domaines où il
était exclu : création, enseignement, médias… Mais son usage quotidien
continue à diminuer (10).
De
son côté, l’Etat semble vouloir s’engager dans une politique volontariste de
promotion du corse. Il va jusqu’à tolérer une certaine officialisation de la
langue corse, en acceptant son usage dans des collectivités territoriales. En
fait, confronté depuis plusieurs décennies aux mobilisations de la société
corse et à des sollicitations européennes, l’Etat s’adapte sans autre vision que
celle d’un modèle républicain fondé sur le monolinguisme et concevant la liberté
d’expression comme un exercice individuel. Pourtant, la liberté d’expression
s’exerce aussi au sein de groupes.
Le
corse est en danger. L’urgence est d’abattre le mur de l’uni-cité et d’ériger
un nouveau droit linguistique en lieu et place d’une politique bricolée, opportuniste,
contingente, aléatoire. Désormais, le temps est venu de construire une société
bilingue. Il revient à l’Etat, dans un dialogue avec la Corse, de définir les
conditions qui permettent l’exercice de la liberté d’expression en corse dans
tous les domaines de la vie sociale insulaire. Y compris au sein des
collectivités territoriales de la République et plus largement dans le cadre
d’un processus d’officialisation, tout en garantissant l’accès aux droits pour
tous.
Il y a vingt-cinq
ans déjà, le rapport explicatif de la Charte européenne des langues régionales
et minoritaires rappelait cette exigence démocratique d’un exercice desdites
langues dans toute la société, enseignement, médias, monde judiciaire et
administratif, vie économique et sociale, secteur culturel, pour compenser les
conditions défavorables qui leur ont été réservées dans le passé et pour leur donner
la possibilité de se maintenir, de se développer (11).
(1)
En français, la « réacquisition ». Important mouvement social de
réappropriation de la culture et de la langue corse (création de chants et de groupes
polyphoniques, de pièces et de troupes de théâtre, multiplication de
publications, universités d’été pour la réouverture de l’université de Corse…).
(2)
Unesco, Atlas des langues en danger dans
le monde, 2009.
(3)
Conseil Constitutionnel, DC du 15 juin 1999.
(4)
Norbert Rouland, L’Etat français et le
pluralisme, histoire politique des institutions publiques de 476 à 1792, Odile
Jacob, 1995.
(5)
« Le 22 mai dernier, les députés ont voté
un texte dont les conséquences portent atteinte à l’identité nationale. Ils ont
souhaité que soit ajoutée dans la Constitution : ‘Les langues régionales appartiennent
à son patrimoine’. […] L’Académie française […] demande le retrait de ce texte […] qui n’a pas sa place dans la Constitution », extraits de la
déclaration du 12 juin 2008.
(6)
Revue de l’Enseignement primaire du 15
octobre 1911.
(7)
Tout enseignant du primaire peut se référer à la langue locale, dans le cadre
d'un enseignement facultatif.
(8) Pascal Marchetti, La Corsophonie, un idiome à la mer, Ed. Albatros, 1989.
(9)
Le journal A tramuntana, fondé par
Santu Casanova et destiné à un large public.
(10)
Pour exemple, entre 1915 et 1919, son « taux de transmission » comme « langue
habituelle » aux enfants de 5 ans était de près de 85 % ; entre 1985 et 1986,
il est sous les 10 % (Population &
Sociétés, 2002).