« La Corse à présent » : La LDH Corsica sort un livre-débat qui questionne la société insulaire
Nicole Mari le Samedi 13 Décembre 2025 à 18:30 - Corsenetinfos
La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) Corsica vient de
publier un ouvrage intitulé : « La Corse à présent - Émancipation,
mondialisation, questionnement identitaire » qui ouvre le débat sur la
situation actuelle de la société corse dans un contexte de mondialisation et de
mutation globale, et questionne son identité. Ce livre, co-édité avec les
Éditions Albiana et disponible en librairie, rassemble une trentaine de
contributions d’universitaires, de syndicalistes, de témoins et de membres de
la LDH. Il sera présenté, lors d’une rencontre-débat, le 10 janvier à Corte en
présence des contributeurs. Explications d’André Paccou, président de la LDH
Corsica.
- Pourquoi avez-vous décidé d’écrire cet ouvrage ?
- La Ligue a décidé, il y a plus d’un an, de travailler à un livre intitulé
« La Corse à présent » parce qu’elle a considéré qu’il était
important de faire le point sur la Corse telle qu’elle est aujourd’hui, en la
situant entre trois dynamiques qui la travaillent, à notre sens, de manière
profonde : la dynamique d’émancipation, la dynamique liée à la
mondialisation et la dynamique liée au questionnement identitaire. Il s’agit,
pour nous, de réfléchir, de débattre pour mieux comprendre où nous en sommes aujourd’hui.
Nous considérons que manquent aujourd’hui à la Corse des débats sur le fond.
Alors que beaucoup de gens sont tout à fait capables de les mener, c’est plutôt
l’organisation de ces débats qui fait défaut. Par ce livre, la LDH souhaite
contribuer à construire ces débats, nécessaires pour réfléchir à notre présent,
et, à partir de là, nous projeter. Nous l’avons organisé autour de thématiques
qui traitent de la société politique, de la question sociale face aux
idéologies néolibérales et d’Extrême-droite, de l’éducation et de la
citoyenneté avec une conclusion qui définit une philosophie politique de la
fraternité. Ce livre s’inscrit dans la suite du « Manifeste pour la
fraternité » que la LDH avait présenté au printemps 2024.
- Comment avez-vous choisi les intervenants ?
- Plus de 30 personnes ont contribué à ce livre : des universitaires, des
enseignants, des personnels engagés dans l’éducation, évidemment des
compétences en interne de la LDH et, surtout, l’ensemble des organisations
syndicales. Nous les avons choisies en fonction de leurs connaissances qui
peuvent nous aider à organiser cette réflexion globale sur la Corse et nous les
avons sollicités sur des problèmes qui nous semblent importants. Ils ont
apporté leurs réflexions, leurs expériences, leurs témoignages, des éclairages
pour nourrir ce débat. Un questionnaire a été soumis aux organisations
syndicales et une table ronde a eu lieu autour de la question de l’éducation et
de la citoyenneté
- Quel est, selon vous, la question qui doit être mise au centre du
débat ?
- Il faut bien comprendre que ce qui se joue aujourd’hui est extrêmement
important parce que la société corse, - c’est aussi le cas de toutes les
sociétés dans le monde -, est travaillée par d’importantes mutations. Il est
difficile de donner du sens aux choses. Quand on ne donne pas du sens aux
choses, on se met dans des difficultés, voire dans des dangers. C’est cela qui
nous semble important. Nous en appelons au débat parce que, - et c’est une des
contributions de ce livre - les échanges aujourd’hui se résument à des
polémiques qui opposent de manière frontale arguments contre argumentations et
qui n’ouvrent pas vraiment de réflexion. Nous sommes dans une perspective où
nous craignons l’arrivée de l’Extrême-droite au pouvoir au niveau national et
ses conséquences pour la Corse. Ces dynamiques nous interrogent. Nous voulons
opposer à ces dynamiques réactionnaires une réflexion sur le travail
d’émancipation que nous pouvons faire en Corse à travers des données et des
réflexions sociologiques, historiques, juridiques, syndicales, éducatives...
Nous voulons trouver des dynamiques d’émancipation qui puissent contrarier et
inverser ce qui semble être aujourd’hui une fatalité, mais qui n’en est pas
une. Hélas, l’histoire humaine est traversée souvent par ce type de régression.
Aujourd’hui, nous sommes, une fois de plus, dans des régressions qui nous
inquiètent au plus haut niveau avec ces idéologies d’Extrême-droite qui
prétendent au pouvoir.
- Quelle est la mutation majeure qui traverse la Corse ? N’est-ce pas
le changement démographique qui bouscule les équilibres ?
- Ce qui nous semble extrêmement important, c’est de maîtriser le monde dans
lequel nous vivons, celui de la mondialisation. Ce monde-là est dominé par des
logiques néolibérales qui créent les déséquilibres. Le déséquilibre le plus
important est celui des inégalités. Les inégalités sociales sont, pour nous, au
fondement de sociétés qui sont dans la souffrance. Ce qui nous motive, c’est
d’essayer de trouver une réflexion qui inverse l’idée que la mondialisation
doit être subie. Si elle est subie, alors tous les désordres sont liés à cette
mondialisation qui bouscule et déstabilise les sociétés. Pour nous, la
mondialisation, qui a été inventée au début des années 80 par des idéologues
notamment aux États-Unis et en Grande Bretagne, c’est le choix du néolibéralisme.
C’est un constat qui est partagé par l’ensemble des contributeurs de ce livre.
Le néolibéralisme est une machine à détruire les sociétés parce qu’il fait en
sorte que tout se marchandise. On voit émerger, aujourd’hui dans le monde, des
empires marchands qui sont capables de déstabiliser des sociétés entières.
- Qu’en est-il de la société corse ?
- Il est bien évident que la petite société corse est particulièrement fragile,
parce qu’elle est petite, elle n’a pas un poids économique énorme, et elle est
toujours à la recherche d’une reconnaissance politique qui lui permettrait de
répondre davantage à ces enjeux. C’est cela qui principalement nous inquiète.
Le développement des idéologies xénophobes, autoritaires, d’Extrême-droite se
nourrissent de ces dérèglements que provoque le néolibéralisme. Ce constat est
partagé par l’ensemble des organisations syndicales de Corse qui ont été
interrogées : CFDT, CGT, FSU, UNSA, STC et FO. Toutes ces organisations
font un lien étroit entre la montée en puissance des idéologies
d’Extrême-droite et du néolibéralisme et l’idée que ces gens-là apporteraient des
solutions, alors qu’au contraire, ils n’apporteront que des aggravations à la
situation actuelle en termes de droits, de liberté et de déperdition des
acquis. L’Extrême-droite n’est pas une histoire nouvelle de l’humanité, elle a
déjà été au pouvoir, et on sait les dégâts qu’elle a provoqués.
- Le premier chapitre du livre traite de « la communauté de
destin ». A-t-elle encore un sens aujourd’hui ?
- Oui, elle a un sens. D’abord, parce que la communauté de destin a été mise à
l’ordre du jour par le mouvement nationaliste en Corse dans les années 70.
Certains aujourd’hui considèrent qu’effectivement, elle n’est plus d’actualité.
Ensuite, parce que la communauté de destin est une alternative qui contrarie
complètement les dynamiques majoritairement à l’œuvre aujourd’hui : le
néolibéralisme et les idéologies d’Extrême-droite. Il suffit de regarder là où
vraiment se construit la société. Pour nous, la société se construit dans la
société civile où l’on voit bien que ce vivre ensemble, cette communauté de
destin qui essaye de construire une société de fraternité, existe à travers un
tissu associatif, un tissu syndical et un tissu de mobilisation citoyenne qui
mettent à l’ordre du jour des combats d’émancipation et des solidarités. C’est
par là d’ailleurs que s’ouvre le livre qui se termine par la fraternité. Nous
considérons aussi qu’il y a, du côté de la fraternité, quelque chose de
puissant qui existe dans la société corse et qui existe dans les sociétés
humaines. Comme dit la conclusion portée par Francine Demichel : « La
fraternité est un mouvement du réel qui transforme l’ordre des choses. Elle
doit organiser l’ordre du monde de demain ».
- Pourtant vous qualifiez la communauté de destin d’« utopie réelle ».
Pourquoi ?
- La communauté de destin semble irréalisable. Elle est particulièrement mise à
mal par le néolibéralisme qui fabrique les inégalités et par l’Extrême-droite
qui se nourrit d’une idéologie d’inégalité. On veut instituer les inégalités
comme un fonctionnement normal de la société : les inégalités entre les
hommes, entre les hommes et les femmes, entre les peuples... Les inégalités
sociales en Corse n’ont jamais été aussi fortes. La société du précariat vient
se juxtaposer avec des personnes qui s’enrichissent, des gens qui viennent
s’enrichir de la Corse. C’est là qu’il y a un vrai souci de cohabitation. Ce
sont tous ces problèmes qu’il faut essayer de traiter.
- De quelle manière ?
- Nous avons des ressorts à mobiliser pour faire en sorte de répondre à toutes ces souffrances et tous ces désordres, mais cela passe par le débat. C’est vraiment l’objet premier de ce livre de remettre en débat les choses, de ne pas chercher d’ennemis intérieurs, comme les Extrêmes-droites l’ont toujours fait. Construire un ennemi intérieur, cela veut dire que le voisin devient l’ennemi. L’ennemi privilégié de l’Extrême-droite, qu’elle montre comme responsable de tous nos maux, c’est l’arabe, le musulman, l’étranger. Or, pour nous, le désordre premier vient d’un monde qui crée de plus en plus d’inégalités. Ce qui se traduit par des violences sociales et politiques qui nourrissent l’idée qu’il faut remettre de l’ordre, redonner de l’autorité. Les gens en arrivent à dire qu’il faudrait que quelqu’un reprenne les choses en main et à envisager la possibilité de cette reprise en main par un pouvoir autoritaire, en mettant toujours en avant la xénophobie. C’est la faute de l’autre ! Il n’y a pas de faute de l’autre ! Il y a simplement des sociétés en souffrance, des inégalités notamment dans l’école française qui est l’une des plus inégalitaires, selon les évaluations faites au niveau international. C’est un problème. Nous avons conscience que c’est un travail de réflexion, d’organisation du débat et de définition de politiques publiques nouvelles.
- Le livre traite de l’État de droit et de la protection du citoyen. On assiste en France à un recul de la démocratie. Ce recul joue-t-il aussi sur la fracture des sociétés ?
- Oui, tout à fait. Vous avez raison, c’est un point essentiel avec la question sociale. L’État de droit, c’est d’abord un État qui garantit les droits, aussi bien la liberté de penser que les droits politiques et civiques, les droits économiques et sociaux, le droit de se loger, de se nourrir correctement et d’accéder à l’éducation, et les droits culturels. Là encore, le développement, tel qu’il nous est proposé par l’idéologique du néolibéralisme n’est pas du tout la garantie des droits. C’est la destruction des droits ! Et c’est ça qui est à l’ordre du jour. Il y a, dans notre livre, deux textes qui traitent de la problématique de l’État de droit parce qu’en Corse, nous ne pouvons pas ignorer que souvent l’Etat de droit a été instrumentalisé pour mener des campagnes répressives contre les Corses. Le premier est un texte d’Antoine Sollacaro qui a été membre de la LDH pendant 15 ans, président de 2000 à 2004, puis président d’honneur, il avait un mandat national quand il a été assassiné. Le livre lui est d’ailleurs dédié. Antoine écrit ce texte pour dénoncer les graves dérives de l’État de droit en Corse, après l’assassinat de Claude Érignac, puisqu’on a eu affaire, à la fois, à l’antiterrorisme et au préfet Bonnet qui a été d’ailleurs condamné. Ce texte d’Antoine, qui traite de l’État de droit et de l’arbitraire, est extrêmement éclairant sur ce qu’on ne peut pas accepter au nom de l’État de droit. En même temps, s’il n’y a pas d’État de droit, nous sommes dans une société de violence.
- Le second texte fait aussi un constat alarmant sur la garantie des droits humains ?
- Oui. Aujourd’hui, la garantie de tous ces droits est maltraitée par des politiques, remis en cause par l’Extrême-droite et subit, depuis des années, des assauts sous couvert d’état d’urgence, de restriction des libertés et d’interdiction de manifester. Cet aspect des choses est traité par un universitaire de l’université de Corse. L’État de droit passe forcément par le respect des Droits de l’Homme tels que définis dans les grands textes. Mais toutes ces grandes conquêtes sont mises aujourd’hui en difficulté. La dégradation de l’Etat de droit doit tous nous inquiéter.
Propos recueillis par Nicole MARI.