Le
crime fait-il partie de la spécificité corse ?
Lorsqu’on regarde les chiffres, et que l’on compare la
situation en Corse avec celle d’autres régions françaises, la réponse
« oui » à votre question sonne comme une évidence. Mais puisque les
chiffres disent l’essentiel, contre l’existentiel, puisque qu’ils valident
l’hypothèse d’une criminalité liée à l’identité corse, pourquoi s’interroger plus
longuement sur notre capacité à agir ! Ne sommes nous pas déterminés par
l’histoire ! Ou faut-il, terrible alternative, projeter « un homme corse nouveau »
pour éradiquer le mal ?
Toutefois, « les sens sont trompeurs, les évidences
douteuses et les unanimités suspectes ». Ce « oui » d’évidence
renvoie à une approche essentialiste qui fixe définitivement les repères et
découpe l’humanité en catégories tranchées ; les Corses mafieux et
terroristes, les Roms voleurs de poules et mendiants agressifs, les musulmans,
arabes évidemment, fanatiques religieux…. Toujours cette frontière imbécile et
dangereuse entre les barbares et les
civilisés, et une porte ouverte au racisme et aux discriminations.
Il est vrai que la culture et l’histoire sont
régulièrement convoquées pour expliquer
la criminalité en Corse. Les références ne manquent pas. Elles emplissent les
discours. A contrario, la justice reste
sans voix face aux assassinats, l’impunité devient la norme et la loi du plus
fort s’impose toujours plus.
L’histoire est nécessaire pour réfléchir le présent mais
elle ne substitue pas à lui. Le temps ne s’est pas arrêté en Corse. La société
insulaire se transforme aussi sous les effets de la mondialisation, et du lourd
héritage d’un mal développement durable. Face à des évolutions difficilement
maitrisables qui génèrent encore plus de pauvreté et un doute sur notre capacité
collective à agir, la débrouille, l’argent facile, l’enrichissement à tout prix,
le recours à des violences extrêmes sont des alternatives qui se banalisent en
Corse.
J’attends de l’Etat un changement de stratégie, une
rupture avec la vision essentialiste que nombre d’élites partagent. La société
corse n’est pas une société dangereuse. Elle est une société en danger. Que
cesse donc le recours au traitement discriminatoire en matière de justice, où
l’exception est la règle, la loi antiterroriste d’une part, la procédure JIRS
pour lutter contre la criminalité organisée d’autre part.
Que cessent ces
dizaines d’interpellations spectaculaires, ces centaines de gardes à vue pouvant
aller jusqu’à 96 heures, qui
impressionnent l’opinion publique le temps d’une médiatisation mais qui sont
inoffensives pour les assassins. Que cessent l’agitation et l’incompétence, les
jeux de pouvoir au plus haut niveau de l’Etat, les guerres de police, des noms
jetés en pâture, une pression policière et un droit d’exception permanent pour la société corse…
La confusion entre criminalité et identité induit le
recours au droit d’exception. Le retour à la justice ordinaire permet de sortir
de l’impasse. Il rétablit le principe d’égalité devant la loi. Il peut s’accompagner de moyens spécifiques de
lutte contre la criminalité mais sans déroger au droit commun.
Il faut notamment redonner leur place pleine et entière
aux droits de la défense malmenés par les législations d’exception, afin de
garantir la présomption d’innocence, mais aussi par ce que le débat
contradictoire à armes égales entre l’accusation et la défense contribue à la
recherche de la vérité.
Dans les domaines de l’investigation sur la provenance et
l’utilisation de l’argent, il faut en finir avec le scandale du manque de
moyens attribués au pôle financier de Bastia. Savez-vous que ce déficit de
moyens a conduit à classer des dossiers
à cause de délais de prescription dépassés ! Il est certainement
nécessaire de former les juges (des juges exerçant en Corse), à une meilleure
connaissance de la société corse en s’appuyant sur les ressources de
l’histoire, de la sociologie, de l’économie….
Il est indispensable de refonder la justice en Corse, en ne confondant plus maintien de l’ordre et paix publique.
Evidemment, cela n’exonère pas la société corse qui doit
s’interroger sur ses ressorts et ce qui fait qu’il est possible qu’une
communauté de 300 000 personnes tolère que les cadavres parsèment ses rues
et ses chemins. L’exercice de la citoyenneté n’est pas de la seule responsabilité
de l’Etat. Elle est aussi celle de la société corse qui trop souvent se replie
sur un discours de victimisation. J’attends de l’Etat et de la justice une
rupture stratégique qui puisse aider au développement de cette parole
démocratique.
André PACCOU
Membre du Comité central
de la Ligue des droits de l’Homme