vendredi 15 février 2013

Tribune :" Le crime fait-il partie de la spécificité corse ?"

Le crime fait-il partie de la spécificité corse ?

Lorsqu’on regarde les chiffres, et que l’on compare la situation en Corse avec celle d’autres régions françaises, la réponse « oui » à votre question sonne comme une évidence. Mais puisque les chiffres disent l’essentiel, contre l’existentiel, puisque qu’ils valident l’hypothèse d’une criminalité liée à l’identité corse, pourquoi s’interroger plus longuement sur notre capacité à agir ! Ne sommes nous pas déterminés par l’histoire ! Ou faut-il, terrible alternative,  projeter « un homme corse nouveau » pour éradiquer le mal ? 
Toutefois, « les sens sont trompeurs, les évidences douteuses et les unanimités suspectes ». Ce « oui » d’évidence renvoie à une approche essentialiste qui fixe définitivement les repères et découpe l’humanité en catégories tranchées ; les Corses mafieux et terroristes, les Roms voleurs de poules et mendiants agressifs, les musulmans, arabes évidemment, fanatiques religieux…. Toujours cette frontière imbécile et dangereuse  entre les barbares et les civilisés, et une porte ouverte au racisme et aux discriminations.
Il est vrai que la culture et l’histoire sont régulièrement  convoquées pour expliquer la criminalité en Corse. Les références ne manquent pas. Elles emplissent les discours.  A contrario, la justice reste sans voix face aux assassinats,  l’impunité devient la norme et la loi du plus fort s’impose toujours plus.
L’histoire est nécessaire pour réfléchir le présent mais elle ne substitue pas à lui. Le temps ne s’est pas arrêté en Corse. La société insulaire se transforme aussi sous les effets de la mondialisation, et du lourd héritage d’un mal développement durable. Face à des évolutions difficilement maitrisables qui génèrent encore plus de pauvreté et un doute sur notre capacité collective à agir, la débrouille, l’argent facile, l’enrichissement à tout prix, le recours à des violences extrêmes sont des alternatives qui se banalisent en Corse.
J’attends de l’Etat un changement de stratégie, une rupture avec la vision essentialiste que nombre d’élites partagent. La société corse n’est pas une société dangereuse. Elle est une société en danger. Que cesse donc le recours au traitement discriminatoire en matière de justice, où l’exception est la règle, la loi antiterroriste d’une part, la procédure JIRS pour lutter contre la criminalité organisée d’autre part.
 Que cessent ces dizaines d’interpellations spectaculaires, ces centaines de gardes à vue pouvant aller jusqu’à 96 heures,  qui impressionnent l’opinion publique le temps d’une médiatisation mais qui sont inoffensives pour les assassins. Que cessent l’agitation et l’incompétence, les jeux de pouvoir au plus haut niveau de l’Etat, les guerres de police, des noms jetés en pâture, une pression policière et  un droit d’exception permanent pour  la société corse…
La confusion entre criminalité et identité induit le recours au droit d’exception. Le retour à la justice ordinaire permet de sortir de l’impasse. Il rétablit le principe d’égalité devant la loi. Il  peut s’accompagner de moyens spécifiques de lutte contre la criminalité mais sans déroger au droit commun.
Il faut notamment redonner leur place pleine et entière aux droits de la défense malmenés par les législations d’exception, afin de garantir la présomption d’innocence, mais aussi par ce que le débat contradictoire à armes égales entre l’accusation et la défense contribue à la recherche de la vérité.
Dans les domaines de l’investigation sur la provenance et l’utilisation de l’argent, il faut en finir avec le scandale du manque de moyens attribués au pôle financier de Bastia. Savez-vous que ce déficit de moyens a conduit à classer des dossiers  à cause de délais de prescription dépassés ! Il est certainement nécessaire de former les juges (des juges exerçant en Corse), à une meilleure connaissance de la société corse en s’appuyant sur les ressources de l’histoire, de la sociologie, de l’économie….  Il est indispensable de refonder la justice en Corse, en ne confondant plus maintien de l’ordre et paix publique.
Evidemment, cela n’exonère pas la société corse qui doit s’interroger sur ses ressorts et ce qui fait qu’il est possible qu’une communauté de 300 000 personnes tolère que les cadavres parsèment ses rues et ses chemins. L’exercice de la citoyenneté n’est pas de la seule responsabilité de l’Etat. Elle est aussi celle de la société corse qui trop souvent se replie sur un discours de victimisation. J’attends de l’Etat et de la justice une rupture stratégique qui puisse aider au développement de cette parole démocratique.

André PACCOU
Membre du Comité central

de la Ligue des droits de l’Homme